Transistor contre neurone

Il m'est arrivé une petite mésaventure hier soir. À cause d'une heure de coucher déraisonnable avant-hier soir, j'étais très fatiguée. Alors, quand arriva 18h, je suis allée faire mon rapport à mon chef en pensant quelque chose du genre : « Enfin libérée, bientôt chez moi, avec un p'tit coup de MSN à des gens sympathiques et au lit. » Mais le destin en a voulu autrement, et je n'ai pas pu sortir du labo' avant 20h.

Enfin plutôt, le postdoc en a voulu autrement. Il n'était manifestement pas très fan de ma façon de traiter les données, et profitant de mon état de faiblesse il m'a prise dans un coin pour m'expliquer à sa façon comment il faut faire.

Petit interlude sociologique, pour comprendre un peu mieux l'environnement. Il y a quatre personnes sur notre projet : une thésarde qui ne veut plus toucher à la recherche et qui va soutenir dans quelques mois, une thésarde qui n'a pas l'intention de rester dans la recherche et qui a encore trois ans à tirer (moi), un chef qui est faible, et un postdoc qui gueule fort. Techniquement le statut de postdoc est entre celui de thésard et de chef, mais les thésardes ici sont hiérarchiquement indépendantes du postdoc, on ne rend de comptes qu'au chef. Enfin, en théorie, parce qu'avec un chef faible et un postdoc dont la méthode de persuasion, simple mais efficace, est de répéter la même chose mais plus fort, le statut de mâle alpha a rapidement échappé au chef.

Je signale au passage que mes collègues ne lisent probablement pas ce blog, et que je suis sans doute partiale, donc non seulement vous n'aurez qu'un côté de l'histoire, mais en plus la victime ne pourra même pas se défendre. Ça fait un partout, il n'avait qu'à pas attaquer à un moment où moi je ne pouvais pas me défendre. Nonmaissansblague.

Donc on a un mâle alpha qui veut expliquer qui est le patron comment on traite des données à la p'tite femelle de base qui n'en fait qu'à sa tête, et qui n'est vraiment pas en forme. C'est sûr que c'est dans ce genre de situation qu'on est le plus réceptive.

Petit interlude scientifique, pour comprendre un peu mieux en quoi consiste ce traitement de données. Je ne vais pas rentrer dans les détails scientifiques, ne vous inquiétez pas. En substance, on observe le comportement de trucs, en utilisant une super-caméra ultra-rapide, et ensuite on cherche les trucs qui ont un comportement particulier. En plus ces trucs c'est concrètement juste des points ronds, que j'appelerai dans la suite « spot ».

La méthode traditionnelle dans l'équipe, c'est de regarder le film avec les yeux, et de noter les endroits où il y a un « bon » spot, et ensuite de les analyser un par un. Sauf que voilà, c'est très chiant, et je n'ai pas la patience pour ça.

C'est comme dans un stage précédent, qui me semblait être l'enfer sur terre, où j'ai passé trois mois à enchaîner PCR et comptage de cellules, et à chaque pipetage et à chaque cellule comptée, je me disais : « une machine pourrait faire ce que je fais, et le ferait mieux. » Heureusement que je n'étais pas dépressive à cette époque, sinon ça se serait mal fini.

Retour à nos spots, pour vous donner une idée, jeudi dernier, où je n'était pas du tout en super-forme, j'ai enregistré 360 000 images, soit quatre heures rien que pour les regarder à vitesse normale (6h40 avec le ralenti qu'on utilise habituellement).

Voir un spot sur une image, c'est facile. Voir un spot sur la dix millième image, c'est beaucoup plus difficile. Au mieux de ma forme j'arrivais à regarder quelques centaines d'images avant de décrocher, mais en dépression je n'arrivais pas toujours jusqu'à quelques dizaines.

Dès le début je savais que cette analyse « à l'œil » ne serait pas tenable, donc j'ai cherché à automatiser le plus possible, à coups de reconnaissances de formes, de logique floue et de décompositions en ondelettes. Parce qu'un transistor sera aussi efficace sur la trois cent millième image que sur la première, et sera toujours aussi efficace quelque soit le jour et quelque soit l'enjeu, contrairement au neurone, qui sera immanquablement biaisé ou modulé.

Et c'était ça qui ne plaisait pas du tout à notre alpha. C'est vrai, il a passé trois mois à apprendre à reconnaître les « bons » spots à l'œil directement pendant l'enregistrement. Alors forcément, quelqu'un qui débarque comme ça, qui ne regarde même pas les vidéos, ni pendant l'enregistrement ni après, et qui sort des résultats, ça fait désordre.

Alors il m'a copieusement expliqué sa méthode. Et même si je n'opposais aucune résistance, il a quand même fait moult répétitions et a terminé son sermon avec un paquet de décibels de plus qu'au début. Bon d'accord, à un moment j'ai eu le malheur de lâcher négligemment, au passage, que mon programme détecte des spots que son œil est incapable de distinguer. Je n'ai aucun sens de la répartie (même quand je suis en forme), mais avec le recul je me dis que j'aurais peut-être dû lui sortir cette pensée de Donald Knuth : « La science, c'est ce que l'on comprend assez bien pour l'expliquer à un ordinateur. Tout le reste c'est de l'art. »

Indépendemment de la façon de l'expliquer et de choisir son moment, que je trouve exécrables, quelque part sa démarche suit une logique, qui n'est juste pas la mienne.

Sa logique, c'est celle de la recherche actuelle. Générer des publications scientifiques le plus vite possible. Efficacité. Productivité. Publier un truc spectaculaire qui va sauver le monde dans un journal prestigieux, quitte à publier ensuite dans un petit journal qu'on s'est un peu emballés ; au final ça comptera pour deux publications. De nos jours les scientifiques ne sont plus évalués que par leur liste de publications (éventuellement pondérée par le prestige des journaux).

Ma logique, c'est celle de la science. Générer des résultats les plus fiables possibles. Précision. Reproductibilité. Quitte à prendre mon temps pour tout bien comprendre et arriver au meilleur résultat possible. Je compare souvent mon approche à celle d'un tireur d'élite : j'arrive en avance, tranquillement avec mon matériel ultra-précis recalibré le jour même, je cherche calmement le meilleur endroit où me mettre, je monte minutieusement mon matériel, j'attends sereinement le bon moment, je vise lentement, j'envois une balle au centimètre près dans la cible à 1.5 km, je démonte tranquillement mon matériel, et je rentre calmement chez moi, satisfaite de ma journée.

Dès que je peux, je me barre de la recherche.

Au final, je continue de n'en faire qu'à ma tête, je vais implémenter les quelques idées d'améliorations qui me sont venues en le voyant faire, en négligeant de mentionner d'où elles viennent.

Mais quand même, je me serais bien passée de ce sermon de deux heures, franchement j'aurais préféré passer ces deux heures au lit ou dans une discussion plus textuelle et plus à double sens et plus avec quelqu'un que j'apprécie.

Commentaires

1. Le mercredi 1er août 2007 à 22:17, par Mediasoc :

C'est aussi un milieu qui semble hyperconcurrentiel, il est difficile de faire partager sa "logique" sans pour autant la juger dans un premier temps. Ca pourrait se faire plus lentement, en pesant le pour et le contre, l'expérience en serait plus grande.

Je commence à voir de près la recherche (en sciences sociales) et j'hésite beaucoup à entrer dans les "jeux" entre les chercheurs. D'autant plus que les sciences sociales n'ont pas vraiment cette

2. Le jeudi 2 août 2007 à 9:48, par Noly :

Après beaucoup d'hésitation, je me décide enfin à mettre un commentaire \o/

J'ai bien aimé ce texte parce que ça m'a permis d'en connaître un peu plus sur ce que tu fais (j'avoue que le monde de la recherche est plutôt flou pour moi...), mais surtout car c'est enfin un texte que tu écris sans une vision négative alors que ce moment n'était sûrement pas plaisant.

Le moral revient avec toutes les belles choses qui t'attendent par la suite ... Courage :)

3. Le jeudi 2 août 2007 à 10:26, par Natacha :

Mediasoc, merci beaucoup pour ton commentaire, si tu es à un bon niveau en science sociales, j'espère que je ne t'ai pas trop choqué avec ma vision « ethologie de bazar » des relations sociales dans le groupe (mais c'est à peine caricaturé par rapport à ce que je ressens vraiment).

Effectivement, la recherche est très concurrencielle, mais je suis dans un thème plutôt « cool ». Il y a beaucoup moins de prise de tête (et d'argent aussi, on ne peut pas tout avoir) que dans les sujets à la mode ou générateurs de brevets. Et c'est vrai que généralement mes tendances perfectionnistes ont tendance à nuire à ma productivité. Mais je pense que dans ce cas précis, faire l'investissement dans le développement d'un programme sera rentabilisé avant la fin de ma thèse en termes de productivité. C'est juste que le postdoc alpha semble avoir du mal à imaginer que quelqu'un puisse avoir raison sans penser comme lui (et ce n'est pas la première fois qu'il nous le montre). Je trouve que c'est dommage, c'est un bon scientifique autrement, mais je pense que ce genre de fermeture d'esprit nuit à la Science.

Pour ta tendance à l'analyse rapide, je pense que ce n'est pas bon pour la science, mais c'est bon pour la carrière d'un scientifique, du moins dans l'état actuel du système de la recherche. Une analyse rapide sort souvent des résultats plus clairs et plus tranchés qu'une analyse approfondie, qui n'apporte que de la nuance. Car l'activité scientifique, c'est aussi beaucoup de communication, et de la communication avec des gens qui ne veulent pas investir un temps énorme dans la compréhension de ce qu'il se passe ou dans les détails. On lit l'abstract, on jette un coup d'œil au figure, éventuellement on lit une ou deux légendes, et hop, le papier est jugé et classé.

Noly, merci aussi pour ton commentaires, et félicitations pour avoir réussi à le poster ;-) Le moral est effectivement beaucoup plus haut qu'il y a encore quelques jours, et il y a quelqu'un qui n'est pas étranger à ce fait. Je pense que je vais blogger là dessus dans pas longtemps.

4. Le jeudi 2 août 2007 à 10:50, par Nimue :

Ouaiiiiiiiiis
Enfin un commentaire objectif, où tout n'est pas de ta faute, mais où c'est un abruti qui morfle. ça fait du bien de te lire comme ça.
Youpi!
On sent la remontée du moral.
Je suis contente pour toi.

5. Le lundi 6 août 2007 à 0:33, par ralphy :

Eventuellement, à l'avenir, n'hésite pas à lui dire, à l'heure de la fin de la journée aux horaires officiels, ou au plus tard 30 minutes plus tard, histoire de se la jouer "je veux bien faire des efforts, mais contrairement à toi, être asocial, j'ai une vie privée", que tu ne peux rester plus longtemps, car tu as prévu quelque chose, mais que tu serais ravie de reprendre cette discussion avec lui dès le lendemain.

Ca casse le rythme et limite les dégâts de ce qui semble, d'après ce que tu as pu en dire, être un candidat au poste du parfait narcissique pervers...

6. Le jeudi 21 octobre 2010 à 11:30, par ktr@#gcu :

L'analyse auto y'a que ça de vrai !
Il est vraiment nul ce post-doc !!
Imagej + Matlab ftw !

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  • Publié le 1er août 2007 à 11h10
  • Dernière modification le 19 janvier 2010 à 20h49
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