Becoming

— Il y a des moments dans la vie qui vous font, qui décident à jamais le cours de votre destinée. Parfois ce sont des moments petits et subtils, parfois pas…

— Alors là non, Max, je ne suis pas d'accord. Ce n'est pas un moment qui compte. Les gens ne changent pas comme ça. Ça n'existe que dans les histoires, pas dans la vraie vie.

— Ah ?

— Tiens, prends par exemple Tal. Ne me regarde pas comme ça Vic, si elle ne voulait pas qu'on parle d'elle dans son dos, elle n'avait qu'à bouger ses fesses et se joindre a nous, merde ! Donc, Tal, c'est un super exemple pour ce que je veux dire. D'après toi, c'est quoi le moment qui a décidé sa destinée ?

— Heu…

— Tu as forcément lu des dossiers sur nous avant de venir, non ? Tu dois bien pouvoir appliquer ton principe sur un exemple concret, non ? Vas-y, n'aie pas peur.

— Heu… Novossibirsk ?

— Évidemment, Novossibirsk. Déjà rien que le lieu, tu as la plupart des gens qui n'ont aucune idée d'où c'est, mais rien que le nom, ça fait exotique, et pas d'un genre agréable. C'est dur comme nom, ça claque. Et pour le peu qui savent à peu près où c'est, tu as tous les stéréotypes sur la Sibérie qui rendent le truc encore plus dur. Tu pourrais rester à l'hôtel à regarder un film que ça aurait quand même l'air épique juste parce que c'est à Novossibirsk.

Ben tiens, raconte-nous avec tes mots ce qu'il s'est passé à Novossibirsk. Vas-y, ce n'est pas un piège, j'adore écouter comment des gens racontent une histoire, ça en dit très long sur eux. C'est ma façon préférée de faire connaissance, je le fais presque à chaque entretien.

— Heu… Un manager pourri, qui l'a en grippe, l'envoie faire une maintenance sur site dans une chaîne automatique juste à côté du repaire de la branche locale de la Main Verte. Ils la prennent pour une enquêtrice, la capturent et la torturent jusqu'à ce qu'elle craque. Malheureusement pour eux, sa façon de craquer, c'était de pirater leur réseau local et tous les tuer avec leurs objets connectés.

— Pas mal du tout, vous avez de bonnes sources. Ça fait longtemps que je ne l'avais pas entendue avec aussi peu d'exagérations.

Bon, déjà, elle ne les a pas tous tués. Ils sont tous morts, on est d'accord, mais par exemple, les deux comas éthyliques, c'est un peu dur de les lui mettre sur le dos.

Et ils ne se sont pas intéressés à elle par crainte d'une enquête, mais parce qu'elle avait repoussé leur chef la veille dans un café, et il n'a pas aimé du tout. Du coup leur plan c'était d'abord de la saouler et la sauter, et ensuite la torturer, juste parce qu'ils avaient déjà une réputation de mous et ne pouvaient plus se permettre de laisser passer quelqu'un sans en faire un symbole.

Mais ils n'ont pas eu le temps d'arriver jusque-là, elle les a démontés avant. Elle était déjà en train de sonder le voisinage électronique quand elle m'a appelé après le deuxième barrage, on ne savait pas encore que ce n'étaient pas des vrais travaux.

Cela dit, le fond est là, elle était acculée avec des mecs pas sympa du tout, et elle était la dernière debout, sans toucher physiquement d'arme.

— Ouais, et puis, la sécurité des gadgets à l'époque c'était une vaste blague, ce qui est impressionnant ce n'est pas tant d'avoir tout contrôlé, c'est de l'avoir fait sous la pression, en étant en joue, et surtout d'avoir eu la créativité pour trouver comment utiliser ces objets plus ou moins anodins pour s'en sortir.

— C'est vrai. Mais prends cette histoire, et compare avec le coup du demi-tour, comme elle l'appelle. Elle vous a déjà raconté ça ? On dirait qu'elle ne le raconte plus trop ces derniers temps, je ne sais pas trop pourquoi. Il faut que vous trouviez un moyen de lui faire raconter ça, c'est magnifique les étoiles dans ses yeux quand elle en parle. Je vous la fais courte, mais ça ne va pas lui rendre justice. Quentin, une autre pinte !

Donc, c'est Tal au lycée. Imagine en gros une première de la classe typique qui reste dans son coin pour avoir à peu près la paix. Elle va insister qu'elle n'a jamais été première de la classe, mais au mieux deuxième, ce qui est factuellement vrai, mais on ne parle pas de faits là, mais d'archétype.

Et à une période, pour s'occuper, elle s'est mise à crocheter des cadenas. Pourquoi pas, hein, moi je ne m'occupais pas les mains comme ça à cet âge, mais bon, c'est Tal, quoi. Donc ça c'est juste le contexte pas très intéressant, l'histoire commence vraiment là.

Un jour, elle oublie un truc dans une salle de classe. Je ne sais pas si elle-même se souvient quoi, mais pour une première de la classe, ça la foutait mal. Je ne sais pas comment c'était chez elle, mais ça ne devait pas être super grave puisque après elle avait plus peur de se faire prendre à faire des trucs de voyous que de son oubli.

Donc pour la première fois, elle essaye de crocheter une serrure de porte. C'est presque comme un cadenas, mais un peu différent : pas de ressort sur le barillet, donc des sensations beaucoup plus fines ; mais plus de goupilles. Elle finit par débloquer le barillet, et elle ressent le sentiment de victoire classique quand on a fait à peu près comme d'habitude, et ça marche aussi bien que d'habitude. Sauf que dans les cadenas dont elle a l'habitude, le barillet ne fait qu'un quart ou un huitième de tour. Là elle le tourne sans se poser de question, et arrivé au demi-tour, les goupilles passives remontent dans le barillet et le bloquent.

Il faut voir que dans sa campagne profonde, il n'y avait pas des masses de sources d'information, et elle était complètement autodidacte. Donc elle était face à une serrure bloquée, sans aucune idée de pourquoi. Alors la panique commence à monter, ce n'est plus une affaire dont elle peut sortir ni vue ni connue à n'importe quel moment.

Et là, c'est là qu'il faut faire attention, c'est là les étoiles dans les yeux. Tout d'un coup, comme si son compteur de panique avait explosé la limite jusqu'à avoir fait le tour, le calme et la clarté face à ce bête casse-tête chinois. Elle se fait dans sa tête un modèle physique de ce qu'elle connait d'une serrure, et regarde tranquillement comment cette situation a pu se produire, et comment en sortir. Et elle débloque le barillet, et ne le tourne pas jusqu'au bout – vous aussi vous vous êtes fait avoir à faire le tour complet la première fois, non ?

Et là, le sentiment de victoire exceptionnelle, s'être retrouvée jetée dans le grand bain, et avoir calmement utilisé son cerveau pour inventer sur place une solution, c'est ce qu'elle vit de mieux dans sa vie.

Et tu vois cette histoire, elle ressemble furieusement à une autre, non ? C'est Novossibirsk, mais à l'échelle d'une lycéenne, et dix ans plus tôt. Ce n'est pas Novossibirsk qui l'a faite, elle était déjà comme ça au fond d'elle-même. Juste que Novossibirsk, ça pète plus, et c'est tout en haut du dossier. Alors que le coup du demi-tour, y a pas de témoin, seuls ceux à qui elle l'a raconté savent.

— Bon, d'accord, c'est ce « coup du demi-tour », le moment qui a lancé son destin, ça ne remet pas en cause ce que je disais.

— Non. Si on lui demande, elle dira peut-être que c'est le coup demi-tour qui l'a fait. Mais encore une fois, c'est une histoire. Regarde de plus près.

Elle a réinventé toute seule comment crocheter des cadenas. OK, des cadenas pas chers, mais elle n'avait rien pour lui apprendre, à part les films, autant dire que ça fait plus de mal que de bien pour trouver comment crocheter des vraies serrures. Elle a fait de la rétro-ingénierie non-destructive pour réinventer la technique. C'est encore la même résolution, inventer quelque chose après avoir compris et réfléchi. Elle a toujours eu cette démarche.

Et elle n'avait pas l'argent pour acheter des tonnes de cadenas, comment a-t-elle pu vérifier sa technique sur tous les cadenas ? On ne prend pas confiance en n'en crochetant en boucle qu'un ou deux. Elle ne l'a jamais dit explicitement, mais ça fait très longtemps qu'elle ne dit plus qu'au lycée, elle restait parfois longtemps le soir aux tables devant les casiers de tout les lycéens, chacun fermé par un cadenas différent. Elle a aussi toujours eu ce genre de flexibilité morale…

— Mais alors, tu dis qu'on ne peut pas changer ? Genre on est des marionnettes, des désespérés ?

— Non, je ne dis pas ça. Je dis jusque ce n'est pas un moment qui nous change. On change petit à petit, sans vraiment s'en rendre compte, et les grands moments ne sont que des révélateurs, qui font éclater ce qu'on était déjà au fond depuis longtemps. C'est pour ça qu'on peut croire qu'ils nous ont changés, parce qu'effectivement c'est après ces moments qu'on se rend enfin compte de qui on est.

Toute ressemblance avec un épisode d'une vieille série ne serait pas complètement fortuite.

Les personnages qui discutent ici sont en fait les Wired Cats du feuilleton éponyme, même si on ne les a pas encore rencontrés au moment où la présente nouvelle est publiée.

Commentaires

1. Le samedi 22 décembre 2018 à 17:47, par Balise :

<3

Ouais, c'est tout.

2. Le dimanche 23 décembre 2018 à 11:28, par Natacha :

« c'est tout » ? Mais c'est déjà largement au delà de mes attentes o/

Merci beaucoup !

3. Le jeudi 27 décembre 2018 à 21:25, par deltadelta :

La réflexion de fond est intéressante, et j'aime bien la forme aussi (sans avoir la référence à Wired Cats).

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  • Publié le 22 décembre 2018 à 16h50
  • 1523 mots
  • 3 commentaire(s)

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