Défaite en Hadès

Je fais un pas en arrière un peu trop lourd. Je fatigue. La guerrière en bleu devant moi ne ralentit pas ses assauts. Mon temps est compté.

La lame de sa rapière virevolte. Je pare en sixte, in extrémis. C'était une feinte.

La douleur envahit mon genou gauche, et se propage progressivement dans toute ma jambe, comme une coulée de lave en fusion. Un tendon lâche et amène une nouvelle vague de douleur. Mon genou s'écrase lourdement sur le sol poussiéreux. La rapière passe au-dessus de ma tête. Une esquive même involontaire reste efficace.

Je parviens encore à parer quelques assauts malgré mon genou au sol et les vagues de douleur qui traversent mon corps. Je rassemble mes dernières forces pour contrer un nouveau coup, suspicieusement lent. Alors que je repousse la lame, sa pointe caresse mon poignet, et coupe les tendons. La guerrière envoie voler mon arme.

Je baisse la tête en soumission. Je m'avoue vaincu. Mes bras tombent mollement le long de mon corps. La douleur continue de pulser.

J'attends le coup de grâce.

J'attends la fin de ce calvaire.

Il ne vient pas.

Elle ne vient pas.

J'entrouvre les yeux. La guerrière s'est éloignée, à cinq mètres devant moi.

Une douleur aigüe s'empare de la droite de ma mâchoire, puis enveloppe toute ma tête, couvrant les crissements des fragments de mandibule agités par le choc.

Ma tête s'arrête brutalement, mes cheveux tendus depuis une main gantée de cotte de maille. Mon cuir chevelu bout. Un coup sec envoie voler ma tête dans l'autre sens.

Ma tête s'arrête à nouveau brutalement. J'aurais pu sentir la froideur de la genouillère métallique contre mon front si ce n'était pas une nouvelle source d'agonie.

Un cri m'échappe. Au diable la discipline. Au diable la dignité. Que reste-t-il à maintenir lorsqu'on a la tête prise en étau entre une botte de plaques et le sol ?

Mon côté est en feu. Mon agonie se rythme sur les coups de bottes contre mes côtes. Un autre rythme s'ajoute de l'autre côté. Les lignes de souffrance essayent de s'y ajouter sur mon dos, mais ils ne sont pas synchronisés, et le tout se mélange en une immense agonie continue.

C'est la fin.

Je sens qu'à mesure des coups la vie quitte mon corps.

Encore une dizaine et je pourrai enfin connaître le repos.

Mon corps n'est plus qu'une boule de douleur, mais je ne suis plus en train de partir. Ils se sont arrêtés. Pourquoi ils se sont arrêtés si près de la fin ? Où sont-ils ?

Quelqu'un m'attrape par les revers et me redresse doucement. J'essaye d'ouvrir les yeux. Ma paupière droite semble bloquée, mais mon œil gauche s'entrouvre. Je vois du bleu. La guerrière, baignée d'un léger halo magique.

Elle finit par me tenir debout, par sa seule force magique. Le halo s'intensifie. Il devient aveuglant. J'arrête de lutter pour garder mon œil ouvert.

La magie s'imprègne en moi, comme la douce chaleur d'un feu de cheminée. Ma chair se réordonne, mes os se recollent, mes blessures se referment, mes deux yeux se rouvrent. Je retrouve un certain bien être que je n'ai pas connu depuis très longtemps. Peut-être simplement l'absence de lassitude.

Le halo s'éteint soudainement. Mon poids retombe sur mes pieds. Le sortilège s'est achevé.

Dans un craquement mon genou droit prend un angle anatomiquement impossible, sous l'effet d'un coup de pied d'un de ces sbires. La douleur envahit à nouveau mon corps par cette brèche.

Je vacille, je tombe. Dans ma chute mon menton rencontre un poing en cotte de mailles. Mes dents explosent sous le choc. La douleur envahit ma tête et mon esprit.

Après avoir ajouté l'agonie de quelques claques de mailles, il laisse ma tête attendre le sol.

Les coups sur mes côtés et mon dos reprennent, peut-être plus joyeusement qu'avant. La souffrance me rend fou, je ne sais plus quelle partie de mon corps est en plus mauvais état qu'une autre.

Mes cordes vocales n'arrivent plus à émettre de son, mais je continue de faire comme si je criais. Je ne peux pas vraiment faire autre chose.

L'agonie atteint des niveaux encore plus insupportables que la fois précédente. Mon corps magiquement régénéré est capable de survivre à plus, et ils ne s'en privent pas.

Et encore une fois, alors que le trépas semblait si proche, ils s'arrêtent. Le repos éternel m'est à nouveau refusé par la magie de la dame en bleu.

Alors que mon poids revient sur mes pieds et que le halo s'éteint, le poing de l'homme en cotte de mailles est déjà en mouvement vers mes côtes. Je me plie de douleur devant la guerrière qui recule lentement.

J'essaye de me redresser, mais les coups de poings du grand métis dans mon ventre me laissent penser que ce n'est pas ce qu'il fallait faire.

Une soudaine agonie remplie ma jambe gauche après le coup de marteau du petit nerveux en cuir. Je ne cherche pas à tenir debout, je m'effondre mollement au sol.

Alors que les deux autres continuent de faire mon dos et de mes côtes un océan de souffrance, l'homme au marteau m'inflige de nouvelles douleurs en broyant mes doigts un par un.

Je sens arriver le maximum de ce que peux supporter mon corps. J'ai sous-estimé ce maximum. Il finit par arriver quand même. Les coups s'arrêtent.

La magie me remet sur pieds. Les coups recommencent.

Ils ont l'air de passer moins de temps sur l'ordinaire douleur contondante, et ils deviennent plus créatifs.

Le petit est souvent le premier à essayer des nouveaux sens de luxation ou de fracture, alors que les deux autres ont plutôt tendance à le suivre.

Il n'y a pas tellement d'articulations sur un corps humain, et ils finissent par devoir retourner aux classiques avant que je revienne à l'article de la mort.

Et encore une fois, la magie de la dame en bleu remet à zéro les compteurs.

Cette fois, le vétéran en cotte de mailles ouvre les hostilités avec un grand coup de bâton au bas du dos, puis un autre, qui me fait soudainement perdre toute sensation dans le bas de mon corps.

Les deux autres partent sur un démembrement, le petit à la peau blanche comme la neige à ma gauche, et le grand à la peau café au lait à ma droite.

Je sens quelque chose en moi qui cède. Ils arrêtent brusquement, toujours juste avant que je passe de l'autre côté. J'ai tenu beaucoup moins longtemps cette fois ci.

Un coup de magie, et c'est reparti pour un tour. Du coup ils font plus attention cette fois. Ils se concentrent sur mes membres. L'agonie est toujours aussi insupportable.

Je ne comprends pas très bien pourquoi ils font ça. Il n'y a pas de haine dans leur regard.

Il y a peut-être quelque chose de malsain dans les yeux gris sous la cotte de mailles, mais je n'arrive pas tellement à estimer quoi, en tout cas rien d'assez intense pour comprendre ce déferlement de violence.

Je crois que cette fois ils ont battu leur record de durée avant de devoir laisser la blonde magicienne faire son office.

D'ailleurs pourquoi est-ce qu'elle ne participe pas ? Est-ce qu'il y a de la compassion sur son visage, quand il n'est pas crispé par la concentration, ou je me fais des idées ? Elle ne regarde même pas ce supplice…

Une brûlure, cette fois au sens propre, sur mon biceps. La douleur n'est pas très différente des autres. On dirait qu'un des trois a quand même un peu de capacités magiques, pour réussir à chauffer au rouge une dague. Ça doit être celui en cuir, il est moins vif ce tour ci. Par quel mauvais concours de circonstances quelqu'un d'aussi jeune peut-il se retrouver dans une opération aussi ignoble ?

La magie fait disparaître encore mes blessures. Mes bourreaux en infligent de nouvelles. La magie les fait disparaître à nouveau.

Et par quel mauvais concours de circonstances a-t-il pu se retrouver dans cette contrée hostile ? Chauffer du métal à ce point est impossible sans formation, et une formation comme ça est trop précieuse pour en sortir sans avoir des capacités beaucoup plus fines.

Le métis ne colle pas non plus avec la situation. Son expérience martiale est évidente dans ses gestes, à son niveau il ne devrait pouvoir qu'être couvert de gloire s'il est loyal ou tué car trop dangereux s'il est déloyal. Ce n'est pas du tout l'étoffe d'une brute qui attend les passants au détour d'un chemin.

Une gifle casse mon flot de pensées. C'est la première fois qu'elle me frappe depuis que je me suis avoué vaincu. Son regard est dur. Pourquoi ? Le contact visuel est rompu par un coup de poing du grand en armure de plaques, qui envoie ma tête sur mon épaule droite. Les coups pleuvent à nouveau, et la douleur revient me tenir compagnie.

Ça n'a pas de sens tout ça. Ils n'ont ni question ni revendication, pourquoi me torturer ? Pourquoi déployer autant de magie pour régénérer mon corps, et ensuite le briser à nouveau ? Qu'est-ce qu'ils me veulent ? Qu'est-ce que je dois faire pour que ça s'arrête ? Qu'est-ce je peux faire ? Je ne peux même pas simplement mourir…

Ils étaient où, ces tortionnaires, pendant que je m'épuisais dans un combat singulier avec la guerrière ? Elle m'est tombée dessus seule, en embuscade, mais ensuite j'ai tenu un bon moment. Et ce n'est qu'après que j'arrête de me battre que les autres sont arrivés. À quoi ça rime tout ça ?

La magie répare mon corps, qui ne semble pas opposer de résistance ou d'accoutumance. C'est la douzième fois ? Ou la treizième ? Je crois que j'ai un peu perdu le compte. La force magique de la guerrière n'a pas l'air entamée. Je ne peux pas compter sur son affaiblissement pour sortir rapidement ce cycle.

Le fonctionnement de cette équipe ne tourne pas rond non plus. Aucun d'entre eux n'a dit le moindre mot, et ils n'ont même presque pas besoin de communiquer par gestes pour se coordonner, comme s'ils avaient l'habitude de travailler ensemble sur des objectifs précis, pendant qu'ils se comportent comme des barbares abrutis.

Et puis tout ce qu'ils sont en train de me faire subir évolue entre la cruauté gratuite et le défoulement animal, alors qu'ils ont manifestement le contrôle et la finesse pour s'arrêter tout juste avant que mes blessures deviennent irréparables, et passer le relai à la guerrière magicienne.

Ses lèvres se posent sur les miennes. Les coups n'ont pas encore repris. Elle se colle contre moi. C'est agréable. Je savoure ce répit. Jusqu'à ce qu'on insère une dague dans mon anus. Il y a de la surprise en plus de la douleur dans mon cri. Une nouvelle agonie déchire mon corps tandis que sa lame déchire mon fondement.

Mais qu'est-ce qui ressemble plus à de la douleur que de la douleur ? À quoi bon souffrir, si ça ne fait pas avancer ? À quoi bon marteler la chair une fois que l'esprit a abdiqué ?

Peut-il vraiment exister assez de sadisme dans un être humain pour encore apprécier ça ? Quoiqu'ils n'ont pas l'air de faire ça pour le plaisir. Aucune motivation n'est évidente dans leurs actions.

Peut-être qu'ils ne font pas ça pour eux. C'est peut-être contre moi. Quelqu'un les aurait payés pour me faire subir ça ? Mais dans quel but ? Qu'est-ce que tout ce manège peut bien apporter à qui que ce soit ?

J'ai des ennemis, certes, mais pas plus, ou plus virulents, que n'importe qui d'autre dans cette contrée. Je n'ai pas croisé qu'être intelligent, et à plus forte raison offensable, depuis des lunes. Et des traqueurs envoyés avant m'auraient rattrapé depuis longtemps.

Cassé ? Quoi donc ? Comment ça ? Ils ont dit quelque chose ?

Je regarde autour moi. Je suis seul.

Ils sont déjà loin. La guerrière derrière, elle se retourne de temps en temps pour jeter un regard vers moi.

Le sol est imbibé de sang plus ou moins sec. Mon fardeau a roulé un peu plus loin. Je le reprends.

Je me remets en route, comme avant. J'ai encore beaucoup de chemin à faire, et de mauvaises rencontres à subir.

Commentaires

1. Le vendredi 15 décembre 2017 à 21:03, par Johan :

Sombre mais bien raconté.

2. Le vendredi 29 décembre 2017 à 20:33, par Natacha :

Merci beaucoup.

Au cas où ce ne soit pas clair d'après le titre de la série, le caractère sombre est volontaire. 1/10 je ne recommande pas cet endroit.

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  • Publié le 14 décembre 2017 à 0h33
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