Retour de l'Hadès

Je marche lentement, fatigué. Alors que je monte cette pente que j'attendais depuis si longtemps, le vent du nord-nord-est ramène mes cheveux sur mon visage. Peu importe, mes yeux sont fermés, face à ce soleil orange qui couronne le sommet de la colline.

Je suis à bout de force, mais je marche quand même, animé par la simple pensée d'être si proche de ma destination tant attendue. Le soleil a fini par passer derrière la colline, pour ne couronner plus que la forêt à l'horizon. Je rouvre les yeux, et je redécouvre ce paysage vert si familier. Lui il n'a pas changé durant tout ce temps. Combien de temps ? Je ne sais plus. Trop longtemps.

Je regarde ma montre, six heures vingt-trois. Tu reconnais mon geste nonchalant pour la sortir de dessous ma robe, et tes derniers doutes disparaissent. Tu souris te demandant comment tu avais pu douter, qui d'autre aurait teint sa robe de bure d'un noir aussi mat ? Tu me suis des yeux depuis que je suis entré dans la vallée. La méfiance, car tu n'attendais pas de visite, a depuis un bon moment laissé place à l'incrédulité, voir revenir cette personne que l'on n'attendait plus, voir en vrai le retour que tu avais rêvé si souvent. Tu es dans ce moment de flottement, pas très agréable, mais je n'avance aussi lentement que parce que je ne peux pas aller plus vite.

Je m'apprête à m'arrêter pour m'appuyer un peu contre un arbre, mais j'y renonce. Si je m'arrête, je n'aurai plus la force de repartir, donc je ne m'arrêterai pas avant d'avoir atteint la maison. Je remercie quand même d'un signe de tête cet arbre qui aurait accepté de me servir d'appui. Je me souviens de l'époque où je vivais tout le temps dans cet environnement aussi sublime, au point même de ne plus le voir. Je ne savais pas la chance que j'avais, mais maintenant mes yeux usés savent reconnaître cette splandeur végétale.

Je jette un nouveau un coup d'oeil à ma montre avant de la remettre dans sa poche, six heures vingt-six. Je tourne mon regard vers la maison et je vois déjà mon arrivée. Une arrivée simple, comme si je ne revenais que d'une marche dans la forêt. Il faudra bien quelques heures, à toi comme à moi, avant de se rendre compte que je suis vraiment revenu.

J'approcherai de la maison, et tu ouvriras la porte juste quand je mettrai le pied sur la marche avant le seuil. J'entrerai tout droit, sans même ralentir, pour aller m'effondrer sur ce fauteuil que j'aimais bien, sur lequel j'ai réfléchi si souvent. Tu chercheras quelque chose à dire, sans succès, et moi non plus, mais moi je chercherai moins longtemps parce que je sais que je ne suis pas doué pour ça. Et finalement du marmonnerras quelque chose d'incompréhensible en allant chercher la demi-théière et une tasse pour moi, pour chasser l'image que tu as entr'aperçue dans mes yeux.

Tu me proposeras des vêtements frais, que tu iras chercher sans même de me laisser le temps répondre. J'enlèverai doucement ma robe, pour laisser paraître ma sous-armure de cuir trop usé et ma multitude de lames. Je poserai l'un après l'autre chaque couteau, chaque dague et chaque stylet, tous tachés de boue, de sang, ou d'autres choses pires encore. Et alors que tu m'aideras à me débarrasser du cuir, tes yeux ne pourront s'empêcher longtemps de finir dans les miens.

Mes yeux, qui à eux seuls racontent tout le bilan de mon voyage. Mes yeux qui disent tout ce que les mots ne pourront jamais dire. Ces yeux qui ont vu des horreurs qui n'ont même pas de nom. Ces yeux qui ont pleuré sous la torture qu'aucun être humain ne devrait jamais avoir à supporter. Ces yeux qui se sont fermés au plus sombre des épreuves que n'importe quel humain aurait donné n'importe quoi pour éviter, même sa vie. Ces yeux qui sont restés ouverts face aux châtiments que rien de ce monde ne peut faire mériter. Ces yeux qui en sont revenus pour en parler, pour parler de ces choses que les mots ne peuvent transcrire.

On peut facilement facilement enlever la noirceur de ses vêtements, et les remplacer par le vert que tu m'apporteras ou le bleu que j'aurai préféré ; mais on ne peut pas enlever la noirceur de son âme. On ne peut pas oublier ce qu'on a vu là-bas. On ne peut pas effacer son passé. Il faut vivre avec. Vivre avec sa propre nature. On ne peut pas y échapper. Et maintenant mon esprit est devenu l'endroit le plus sombre que j'ai jamais connu.

Alors tu baisseras les yeux, en acceptant ton impuissance à m'aider à porter cette croix que je suis le seul à pouvoir porter. En acceptant ton impuissance à comprendre, ou même à imaginer ce par quoi je suis passé. En acceptant que même dans de nombreuses années, quand tout cela ne sera plus qu'un lointain mauvais souvenir pour toi, cette ombre sera encore là dans mes yeux, et dans mon âme.

Je pousse lentement le portail, et je fais un pas sur le chemin vers la porte d'entrée en sortant ma montre.

Six heures trente. J'éteins le réveil qui m'a tiré du lit en sursaut. Un autre jour commence. Puisse-t-il être un jour de moins avant que mon retour soit réel.

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  • Publié le 13 septembre 2006 à 8h02
  • Dernière modification le 19 janvier 2010 à 20h49
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