Voyage en Hadès
Je m'assois, fatigué. Je regarde ma montre, quatre heures douze. J'ai choisi une route difficile, mais peu importe. Je l'ai choisie, et à présent il est trop tard pour repartir en arrière. Je ne peux qu'aller de l'avant. Il ne me reste plus rien d'autre à faire.
La route est longue, et je ferais mieux d'avancer. Je me relève. Je regarde ma montre, quatre heures douze.
Je me souviendrai toujours du moment où elle s'est arrêtée. C'était tellement... mais maintenant, c'est fini. Il ne reste plus que cette montre. Cette montre, et moi, moi qui avance à pas lourds sur ce chemin, seul.
Parfois je regrette, je me dis que j'aurais mieux fait de rester avec les autres. Mais pourquoi ? Pour ne pas être seul ? Est-ce qu'il vaut mieux faire semblant d'être normal pour rester avec l'autre, ou assumer sa vraie nature et tomber dans la solitude ? Pour moi ce choix n'est plus possible. Je ne peux plus qu'avancer.
Et là j'ai envie de me dire : « c'est surprenant comme la vie peut changer d'un coup, du jour au lendemain, sans crier gare. » et de continuer en disant que ma vie a été bouleversée à quatre heures douze. Mais ce serait me mentir à moi-même.
Car ce n'est pas vrai. Ma vie n'a pas basculé. Jamais. Rien de spectaculaire, rien qui mérite d'être raconté. Juste une lente dérive, depuis cette cellule unique, il y a longtemps, qui avait le pouvoir de devenir à peu près n'importe quoi, jusqu'à moi, aujourd'hui, qui n'ai plus d'autre possibilité que de continuer à avancer, tout droit, jusqu'à ce que je ne puisse plus.
Une lente dérive, où au fil du temps diverses possibilités se sont fermées, l'une après l'autre, jusqu'à ce que finalement il ne m'en reste plus aucune autre que celle que j'emprunte.
Certains pensent que ce qui determine l'être humain, c'est le choix, et que dès lors que tous les choix sont oblitérés, il ne reste plus qu'un animal ou une carcasse. C'est amusant, pratiquement tous mes choix sont partis dans le sens d'éliminer les choix ultérieurs, comme si je me battais contre ma propre humanité.
Foutaises. Je n'ai jamais rien fait d'autre que suivre ma vraie nature. Je ne me suis jamais battu contre elle. À quoi bon ? Je n'ai jamais eu la volonté d'y resister. Je n'ai jamais voulu y resister.
Peut-être qu'au fond ils ont raison. Cette nature ne serait rien de plus qu'un instinct, et qu'en suivant mon instinct plutôt que mon libre arbritre, j'aurais perdu mon humanité.
Mais peu importe. À présent je suis là. Je peux disséquer le passé autant que je veux, je ne pourrai pas le changer. Et maintenant que je suis sur cette voie, il est peu probable que je puisse tirer de ce passé quoi que ce soit d'utile pour la suite.
Je m'assois un peu pour reprendre mon souffle. Je suis si loin déjà. Je jette un oeil vers l'arrière. J'ai parcouru tellement. Où est cette fourche que j'ai ratée ? À quel endroit ai-je perdu le dernier ami que j'avais ? À quel endroit me suis-je transformé en monstre ? Où se trouve cet amour auquel j'aurais dû avoir droit ?
Je me lève et je commence un pas, mais c'est peine perdue. Ce n'est pas un chemin que l'on peut arpenter à l'envers. Le passé ne peut être changé. Je me tourne à nouveau vers l'avant. Vu d'ici, l'avenir ne semble pas pouvoir être changé non plus. Je me suis engagé dans ce chemin en connaissant les risques, il ne me reste plus qu'à assumer ce choix.
Mensonge. Mensonges ! Je suis à nouveau en train de mentir à moi-même. Je n'ai pas choisi ce chemin et je n'ai jamais eu la moindre d'idée d'où il me mènerait. Mais peu importe. Je dois quand même assumer. Je ne puis qu'avancer, jusqu'à ce que je ne puisse plus.
Quatre heures douze. Ce serait si facile. S'accrocher comme ça à un point dans le temps, à un évènement, à quelque chose de tangible qui puisse expliquer comment j'en suis arrivé là. Ou plus exactement, pourquoi j'en suis arrivé là.
Pourquoi. Je n'ai jamais eu de réponse intéressante à mes questions en « pourquoi », et celle là n'est pas une exception. Ce serait pourtant tellement rassurant de se dire que ce jour là, à ce moment là même, ma vie a basculé d'une vie normale à l'espèce de semblant d'existence que je subis aujourd'hui.
Il ne s'est rien passé de spécial. Aucun traumatisme, aucun accident, aucune excuse pour devenir le marginal que je suis devenu. Ma vie ressemble à une succéssion de faits banals, qui s'enchaînent normalement, rien de spécial, rien qui ne laisse présager l'horreur que je vis maintenant. Même pas moyen de mettre une date dessus, il n'y a que du flou. Il me semble qu'au début j'avais une vie normale, et la normalité a progressivement quitté cette vie, comme l'énergie a progressivement quitté la batterie de cette montre, jusqu'à ce qu'elle s'arrête, à quatre heures douze.
Enfin je crois. Comment être sûr ? Ne suis-je pas à nouveau en train d'essayer de me mentir ? Et si cette fois je réussissais ? Après tout, le passé n'existe pas, seul son souvenir existe, mais à force, les souvenirs s'effacent, et les convictions les remplacent. Est-ce que ces souvenirs sont vraiment des évènements que j'ai vécus, ou bien sont-ils emprunts de ce que j'aurais aimé vivre ?
Comment s'appelait-elle, déjà ? Qu'est-ce que je ressentais réellement pour elle ? Est-elle vraiment aussi belle que ce dont je me souviens ? Sa gentillesse est-elle une invention de mon esprit ? Ai-je réellement marché à côté d'elle ce vendredi là ? Ses larmes ont-elles fait fondre mon coeur autant que je le crois ? Et lorsque j'ai regardé ma montre, juste avant de la voir pour la dernière fois, indiquait-elle réellement quatre heures douze ?
Aujourd'hui tout ça n'a plus d'importance. Elle est loin. Elle est probablement heureuse. Et moi, je suis là. Je suis complètement seul.
Je ne dois pas ruminer le passé, je suis tourné vers le futur, je marche vers le futur. Si je ne peux pas retourner dans le passé, à quoi bon le ressasser ? Je marche, tout droit, inlassablement, ou presque, vers ma fin, que j'attends avec impatience.
Il n'y a rien à voir dans ce paysage désertique. Il n'y a rien d'intéressant autour de moi. Je marche sur ce chemin. Je n'ai rien à voir que le chemin, rien à faire que marcher. La route que j'ai choisie est difficile, mais il n'y a pas de destination. Je suis condamné à marcher, à marcher, encore et encore, jusqu'à ce que je ne puisse plus, jusqu'à ce que je m'écroule de fatigue pour ne plus jamais bouger, jamais.
Je regarde ma montre, quatre heures douze. Elle ne change pas, elle ne peut pas changer, tout comme ce chemin. Elle indiquera éternellement quatre heures douze, mon chemin s'étendra éternellement au travers de ce paysage monotone, et moi j'arpenterai éternellement ce chemin, jusqu'à ce que je ne puisse plus.
Déjà, j'avance à pas lourds. Je ne vois plus rien autour de moi, chaque pas devient plus pénible, comme si à chaque pas mon fardeau s'alourdissait. Encore un pas. Encore un autre.
Pourquoi continuer à avancer ? Parce que je ne peux rien faire d'autre. Je ne peux pas m'arrêter, car repartir ensuite serait plus dur encore. Un pas de plus. Je suis à bout de force. La fin se rapproche enfin. Je vais enfin sortir de ce chemin.
Un pas de plus. Je peux déjà imaginer cette fin. Je vois déjà mon dernier pas, le pied qui se pose un peu plus lourdement que d'habitude sur le sol, la cheville qui cède, mon corps entier qui s'effondre lourdement dans un bruit sourd, mon fardeau qui roule à côté de moi. Une belle fin, sur ce chemin, une fin à cette souffrance que j'endure depuis trop longtemps. Finir en repensant à elle, expirer en revoyant une dernière fois son sourire.
Mais non, ce n'est pas comme ça que ça va se passer. Je fais un pas de plus. Non, je ne vais pas avoir droit à cette fin. Aurais-je même droit à une fin ? Je ne suis plus très sûr.
Non, une fin serait trop facile. Ce n'est pas la voie que la facilité que j'ai choisi de suivre. Il me faut marcher, encore et encore. Je n'ai plus le choix.
Je m'assois, fatigué. Je regarde ma montre, quatre heures douze. J'ai choisi une route difficile, mais peu importe. Je l'ai choisie, et à présent il est trop tard pour repartir en arrière. Je ne peux qu'aller de l'avant. Il ne me reste plus rien d'autre à faire.
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- Publié le 2 octobre 2005 à 11h19
- Dernière modification le 19 janvier 2010 à 20h49
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