La Montagne

Une marche. Puis la suivante. Puis celle d'après. Puis encore une autre. Les marches défilent alors que je gravis cet escalier taillé dans la montagne.

Le village n'est plus qu'un point, au loin, dans la vallée. J'ai fait le plus facile. Ce n'était qu'une promenade. Les choses sérieuses sont devant moi, dans la montagne.

Une goutte s'écrase sur le sol. Puis une autre. Puis encore une autre. C'est bien ma veine ça. La météo était menaçante depuis un bon bout de temps, donc ce n'est pas vraiment une surprise. Je cache ma tête sous ma capuche.

Ici la pluie est noire. Noire et poisseuse. Et surtout acide. Une pluie venue tout droit de l'Enfer, une pluie qui vous brûle la peau et les os. Une pluie que mon manteau de cuir n'arrêtera pas assez longtemps.

Je continue mon ascension, vers le sommet de la montagne. Là-haut pousse une plante indispensable pour faire le remède qui sauvera la vieille Léa. Tous ses espoirs reposent sur moi à présent.

Mais je ne suis pas prête. C'est beaucoup trop tôt. Je n'aurais jamais dû y aller seule. Je n'aurais jamais dû y être envoyée seule.

Une pierre roule derrière moi. Je fais volte-face. D'un coup, le vent s'est tu, la pluie s'est arrêtée de tomber, les gouttes noires en pleine lévitation. La bête en train de me sauter dessus était elle aussi presque figée dans son bond vers moi.

Une Megarachne sargus. Saloperie. Elles ne devraient pas descendre aussi bas. Ou bien est-ce servinei ? Je ne sais plus. Si mon instructeur était là, il me blâmerait encore pour ça.

Heureusement je n'ai pas besoin de ça. Les Lignes suffisent. On dirait de magnifiques filaments lumineux, violet et bleus, sur le corps de la bête. Mon poing glisse lentement dans l'air pour venir frapper à la base du cou, entre la Ligne qui va de l'épaule gauche au flanc droit et celle qui va de l'oreille gauche à la main droite.

Mon poing rencontre sa cible dans un craquement sinistre, et le temps reprend son cours normal. La pluie tombe, le vent hurle, et la bête s'écrase lourdement au sol. Je reprends l'ascension de ces escaliers interminables.

Pourquoi m'a-t-il envoyée seule ? Mon instructeur savait pourtant très bien que je suis loin d'être prête pour ce test. Il y a une vie en jeu, bordel. Enfin, deux, avec la mienne.

J'arrive à un angle, et je sens le danger. Je reprends en main le fil du temps avant d'aller voir ce que c'est. Une saloperie velue cette fois-ci. Les Lignes sont bien nettes.

Je charge le plus vite possible, ce qui reste plutôt lent dans ma trame temporelle déformée. Le corps de la bête se tend brutalement lorsque mon genou atteint le triangle formé par la Ligne qui va de l'omoplate droite à la cuisse gauche, celle qui va du flanc gauche à la fesse droite, et celle qui descend le long de la colonne vertébrale. La bête s'écroule, morte avant même d'avoir su que j'étais là. Pas de chance.

Je reprends ma route pleine de marche, sous une pluie qui commence à se calmer. C'est une petite averse, mon manteau devrait pouvoir supporter encore au moins une autre comme ça.

J'ai mal aux jambes. Je n'en peux plus. Depuis combien d'heures est-ce que je marche ? Il veut peut-être mieux ne pas le savoir. Mais je dois continuer. Pour Léa. Pour son sourire. Pour ses merveilleuses histoires le soir. Pour sa délicieuse crème anglaise. Pour sa vie.

Un grondement me surprend à ma droite. Le temps se ralentit, mais trop tard. La bête est déjà sur moi, et je suis en train de basculer vers le vide.

Aucun point létal n'est dégagé, mais la Ligne qui passe sur son flanc gauche marque un méridien suffisamment douloureux pour lui faire lâcher prise. Je la projette dans les airs en essayant de me rétablir.

Merde, j'ai déjà trop dérivé sur le côté. Je bascule autour de mes bras et je finis ce que j'avais commencé, mon talon s'écrase sur le point où se rencontrent la Ligne qui part de l'oreille gauche vers l'omoplate droite et la Ligne qui descend le long de la colonne vertébrale. La bête se tétanise alors que la vie quitte lentement son corps en asphyxie.

Je bascule à nouveau pour refaire face au chemin. J'ai encore une chance. J'attrape de la main gauche le bord d'une marche.

Le bord de la marche cède. Mes pieds glissent sur la pierre trop usée par la météo pour offrir un appui. Ma main, d'une lenteur insoutenable dans cette trame temporelle, cherche une prise sur le bord, mais c'est déjà trop tard, je suis tombée trop bas.

Je tombe de plus en plus en vite. Mes mains et mes pieds cherchent vainement quelque chose pour me retenir, ou même ne serait-ce que me ralentir. Ma chute continue de s'accélérer.

La paroi de pierre détruit mes habits et lacère mes membres. Toujours pas d'appui. Toujours plus vite vers le bas. La douleur rend le flot temporel de plus en plus difficile à retenir.

Une petite saillie percute mon menton et envoie ma tête en arrière. La douleur est monstrueuse, et le flot temporel est libre. Je sens toute la vitesse de ma chute.

Alors que mes pieds et mes mains cherchent un appui, mon esprit cherche à retenir le flot temporel. Ni l'un ni l'autre ne sont couronnés de succès.

Une autre saillie me fait basculer sur le dos. Il n'y a plus rien à faire. Je ferme les yeux et j'écoute siffler l'air dans mes oreilles. Mon destin est scellé. J'ai fait ce que j'ai pu.

Un grand craquement remplit la vallée lorsque mes os sont réduits en miettes sur le sol rocheux.

Commentaires

Pas de commentaire pour le moment.

Poster un commentaire

Mise en forme historique : pour mettre en valeur un mot ou un groupe de mot, tapez une étoile de part et d'autre, sans mettre d'espace entre l'étoile et le mot, comme ceci : *mise en valeur*. Pour insérer un lien, mettez le entre crochets, comme ceci : [http://instinctive.eu/].

Mise en forme markdown : voir le guide détaillé, en résumé c'est le Markdown traditionnel, sans HTML ni titres, mais avec les tables PHP-Markdown-Extra.

Attention : les balises HTML entrées dans les commentaires seront affichées telles quelles, et non pas interprétées.

Autour de cette page

 

Autour de cette histoire

  • Publié le 21 mai 2008 à 22h10
  • Dernière modification le 19 janvier 2010 à 20h49
  • 962 mots
  • Pas de commentaire

Derniers commentaires

Site-level navigation and features

 

Instinctive.eu

Contact

Sections

Validation

Copyright © 2008-2024 Natacha Kerensikova

Butterfly images are copyright © 2008 Shoofly