Internet et moi, au fil du temps
Au cas où des voyageurs venus du futur tomberaient sur ces lignes, je vais commencer par rappeler un peu de contexte historique : après le scandale Cambridge Analytica, des gens commencent à prendre vaguement conscience de problématiques de vie privée par rapport à Facebook, et il y a des appels à abandonner la plateforme (chose que je ne peux pas faire, faute de compte), dont les effets vus d'ici sont plutôt mitigés.
Dans ce contexte, je suis tombée sur une tribune intitulée Pourquoi je ne quitte pas (encore) Facebook, qui met des mots sur une intuition que j'avais sur l'évolution d'internet et de son utilisation depuis le début du siècle.
Toutes ces idées très intéressantes ont opportunément rencontré une introspection que je mène ces derniers temps sur le fait que beaucoup de gens se plaignent de la quantité d'informations à laquelle ils sont confrontés, alors que c'est un sentiment que je ne vis pas du tout.
Du choc de ces deux flux d'idées naît le présent billet, un peu brut, que j'aimerais bien confronter à votre vécu.
L'Ancien Monde contre le Nouveau Monde
En fait ce qui m'a le plus marquée dans cette tribune, c'est l'idée du « passage de l'Internet de la visite à celui de la notification ».
Moi aussi, je garde un souvenir ému des pages personnelles, de ces dossiers de « marque-pages » de gens qui écrivent des trucs intéressants, qu'on visite régulièrement, et des liens humains qui se créent comme ça.
Il n'aura probablement pas échappé à votre sagacité que la page que vous êtes en train de lire appartient à un site qui est exactement ça, à l'instar de son auteure, dinosaure rescapé d'une époque révolue et qui n'a pas encore remarqué qu'il est plus-que-temps de disparaître.
Sauf qu'en fait non, la période des marque-pages est surtout le résultat de ma propre incompétence (de novice), et cette époque empreinte de nostalgie contenait en vrai des flux RSS, qui apportaient déjà de la notification. Comme le disait si bien Willian Gibson, le futur est déjà là, il n'est simplement pas réparti équitablement.
Mais alors, qu'est-ce qu'il y a comme différence entre un lecteur de flux RSS et la newsfeed de Facebook ?
Comment voulez-vous que je le sache, depuis le temps que j'ai quitté ce site !
En revanche, je connais Twitter, j'y ai un compte. Je me souviens qu'un des arguments qui m'avait poussée à m'inscrire, c'était justement un ami qui le présentait comme une version améliorée du lecteur de flux. Et améliorée justement par le tri que font certaines personnes, de sorte qu'en suivant des gens avec qui on a des intérêts communs, on peut compter sur eux pour ne faire passer que les éléments les plus intéressants de ce qu'eux-mêmes voient.
De ce que je comprends de Facebook, c'est l'étape suivante dans l'évolution du lecteur basique qui affiche tout au lecteur amélioré par une sélection humaine, en étant un lecteur amélioré par une sélection automatique.
Dit comme ça, ça n'a pas l'air si méchant que ça. Probablement parce que cette description, c'est encore l'Ancien Monde, en ne changeant que les technologies. Elle passe à côté de l'essentiel du changement, qui est plus au niveau de l'utilisation des technologies que des technologies elles-mêmes.
Le contenu contre le contenant
J'ai l'impression que le plus gros changement n'est pas tant la façon dont l'information arrive aux gens, mais la nature de cette information.
À l'époque des pages personnelles, les contraintes techniques faisaient que le contenu était surtout des gros morceaux de texte, éventuellement agrémenté de quelques images.
En plus de réclamer une certaine affinité technique, ça imposait une démarche que je qualifierais volontiers d'« épistolaire ». C'est un écrit relativement long, structuré, et réfléchi. C'est la version individuelle de ce que j'adorerais trouver dans la presse.
Aujourd'hui, il y a une certaine démocratisation, et je pense sincèrement que c'est une bonne chose. Relâcher le filtre de la technique fait fatalement diminuer le niveau moyen, mais c'est quand même une bonne chose, parce que « niveau moyen » est un niveau sur une échelle subjective, et la diversité n'est mauvaise que pour les intolérants ou lorsque la sélection est trop difficile.
Ce que je vois d'un moins bon œil, c'est l'accélération. Les textes sont plus courts, moins construits, et surtout moins réfléchis. Je ne suis pas sûre qu'il y ait plus d'opinion qu'avant, mais en passant du développement à l'éructation, on est passé de la possibilité de convaincre ou au moins faire réfléchir à l'injonction de prendre parti dans un sens ou dans l'autre.
Je veux bien qu'on ouvre la gamme des communications électroniques aux émotions, mais je pense qu'il faudrait quand même se demander quel est le but de ces communications, que ce soit pour l'émetteur ou le récepteur.
Si je suis prête à recevoir et étudier les idées de n'importe quel humain (ou non-humain, d'ailleurs), je me contrefous joyeusement des émotions de milliards d'humains, et je ne tiens pas à leur soumettre les miennes.
Je me rends bien compte que je ne suis probablement pas représentative, en cherchant de la profondeur dans toutes mes relations humaines, mais j'ai quand même l'impression que le Nouveau Monde est majoritairement constitué de l'exploitation commerciale d'éléments comportementaux induits à outrance.
Vu d'ici, c'est tellement gros que je me dis que ce n'est pas possible que ce soit aussi simple, et pourtant ça a l'air de marcher. Si les notifications intrusives et émotionnellement chargées provoquent bien la décharge de dopamine dont j'ai plusieurs fois entendu parler (mais qui n'a pas l'air de marcher sur moi), Facebook et Twitter et les autres ont un comportement logique d'exploitation non-durable de leurs ressources pour faire payer les annonceurs.
Et là en fait que se trouve la différence majeure entre le lecteur de flux amélioré par sélection humaine et celui amélioré par sélection automatique : on peut comprendre l'humain qui fait la sélection lorsqu'on le choisit, et indirectement contrôler le filtrage que l'on se donne pour son propre intérêt, alors que le filtrage automatique est contrôlé par un marchand de pub' pour son intérêt à lui.
C'est pour ça que ce n'est pas sans inquiétude que je vois Twitter vouloir prendre le chemin de Facebook, que j'espère que la vague Mastodon ne m'atteindra pas trop tard.
L'enclave du passé
Les forces en présence étant posées, je vais essayer de vous décrire mon Ancien Monde, tel qu'il est en 2018. J'en ferai peut-être une version raffinée dans un article de natologie un de ces jours.
En général, j'agis par défaut de la façon dont j'aimerais bien voir les autres agir, et en l'occurrence le présent site est exactement ce que j'adorerais retrouver chez les autres.
Comme je l'ai expliqué plusieurs fois, dans ce site je colle bout-à-bout deux choses très différentes : des nouvelles personnelles, dans le présent weblog ; et des pages qui peuvent éventuellement avoir un intérêt pour elles-mêmes, dans tout le reste du site.
Ces deux sections visent deux objectifs différents, et c'est pour ça que je propose des flux ATOM pour chacune d'entre elles indépendamment.
Les nouvelles personnelles servent à transmettre des émotions, et ma petite vie à moi, et n'a pas d'autre ambition que de maintenir un lien humain déjà existant ou naissant. Ces pages sont là pour les gens qui s'intéressent à moi en tant que personne, et qui voudraient maintenir un contact humain malgré les kilomètres ou l'emploi du temps.
Le reste du site sert à transmettre des idées, ou d'autres choses qui peuvent intéresser des gens qui ne me connaissent pas du tout et n'ont a priori que faire de mon sort.
Je présente ça parce que j'ai les deux, mais c'est un choix personnel, et je ne tiendrais rigueur à personne de n'avoir une présence numérique que sur un seul des deux aspects.
Mon utilisation de Twitter est (pour l'instant) le symétrique en réception de ce qu'est mon site en émission : je suis les comptes de ma famille et d'amis, dont le sort me touche personnellement, et des comptes de gens qui parlent de sujet qui m'intéressent.
J'avais envie de prendre mon lecteur de flux pour faire le symétrique, mais je sens que j'aurais été très déçue de pouvoir compter sur mes doigts les blogs d'amis encore mis à jour et avoir l'autre main encore libre pour taper.
Le problème de Twitter, c'est que contrairement au présent site, il n'y a pas généralement pas de séparation entre le personnel et les idées. Je pense que le plus flagrant ces jours-ci est Maître Eolas, dont j'apprécie énormément la vulgarisation sur son blog, mais sa chute en vélo m'indiffère autant que n'importe quel autre fait divers routier.
Ces derniers temps, avec les ambitions de filtrage de Twitter, et la
toxicité de la plateforme qui plane au-dessus de mon utilisation comme une
épée de Damoclès, j'ai commencé à envisager son abandon, et donc compter le
temps que je perds passe dessus et où trouver ce que j'y trouve.
Je dois reconnaître qu'il y a une bonne quantité d'édification personnelle ces dernières années que je dois à des retweets « hors sujet ». Je ne saurais pas trop donner d'exemples, parce que toutes ces évolutions ont été assimilées au point de faire partie de moi, et je ne sais plus retrouver l'avant ou la transition. Mais en dehors de liens partagés par IRC ou par Twitter, je ne trouve sur internet à peu près que ce que je cherche, ce qui n'est pas propice à la découverte de nouveaux concepts.
C'est pour ça que je n'ai aucune envie de retourner sur Facebook et que je suis prête à lâcher Twitter au moment où ils introduisent du filtrage algorithmique : pour les raisons mercantiles évoquées, ce filtrage va chercher une réaction binaire, et je vais me retrouver dans un bulle coupée de nouveaux concepts.
Et la quantité de données ?
DÉBUT D'ENCADRÉ OPTIONEL
Avec tout ça, je n'ai pas expliqué pourquoi je n'ai pas l'impression d'être submergée d'informations, mais je n'ai pas les idées très claires sur cette question.
J'imagine qu'on pourrait se dire que Mme Golovina aurait une intelligence suffisante pour gérer plus d'informations que la plupart des gens, mais ça ne me convainc pas vraiment parce que le système des réseaux sociaux ressemble à une boucle d'auto-amplification et submergerait n'importe quelles capacités pour peu qu'on soit susceptible à cet effet.
Je regarderais plutôt du coûté de mon insensibilité à cette prétendue décharge de dopamine à chaque notification.
Ou alors le fait que je n'utilise pas de notifications au sens habituel, j'utilise les réseaux sociaux comme un canal IRC ou un lecteur de flux, je prends l'initiative de chercher les mises à jour quand je le veux, et il n'y a rien qui vienne me chercher comme un SMS ou un hilight sur IRC.
Ou peut-être parce que cette utilisation rend plus évident le budget temporel dédié aux réseaux sociaux, et invite naturellement à dimensionner les comptes suivis pour tenir dans ce budget.
FIN D'ENCADRÉ OPTIONEL
Que faire maintenant ?
Malheureusement, avec tous ces efforts pour ne pas jouer le jeu de Facebook, je me trouve à me couper des gens (dont je voudrais vraiment avoir des nouvelles) qui ne communiquent que par cette plateforme. Je ne sais pas combien de temps je fais résister à cette tentation.
Est-ce qu'il y a un moyen de se développer personnellement sans les articles fortuitement rencontrés par Twitter ? Je sais que je rate beaucoup de choses dans les essais et les livres « non-fiction », mais un seul de ces livres sur un concept auquel je n'accrocherais pas représente des semaines de mon utilisation actuelle de Twitter…
Et avec tout ça, je suis restée au stade textuel du web 0.8, et il y a tout un monde de podcasts et de vidéos que je rate complètement parce que je supporte moins en moins firefox et que je me retranche dans w3m.
Et à chaque fois que je regarde avec tristesse mon lecteur de flux RSS, je me demande à quel moment ce sera à mon tour de mettre la clef sous la porte. Est-ce que le présent site apporte quelque chose à qui que ce soit ? Est-ce que ça a vraiment un sens de passer des heures à concevoir un article comme celui-ci au lieu de simplement twitter un gif de chien en train de péter ?
Commentaires
1. Le mercredi 2 mai 2018 à 16:53, par Balise :
Est-ce que le présent site apporte quelque chose à qui que ce soit ? Est-ce que ça a vraiment un sens de passer des heures à concevoir un article comme celui-ci au lieu de simplement twitter un gif de chien en train de péter ?
Oui. (Et c'est tout ce que j'ai à dire à ce sujet :P)
2. Le jeudi 17 mai 2018 à 9:17, par Dominique :
Oui.
3. Le dimanche 27 mai 2018 à 19:18, par Natacha :
Je ne sais pas si je dois être fière ou déçue du fait que vous n'ayez pas mis de gif canin avec ces réponses.
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- Publié le 30 avril 2018 à 10h16
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