Vue de trop loin

Régime normal

Au rez-de-chaussée

Je me considère habituellement comme une personne plutôt pragmatique. Je porte la majorité de mon attention à des choses qui sont proches de moi, aussi bien géographiquement que temporellement.

J'hésite à me revendiquer du Stoïcisme, et encore plus depuis que j'ai lu un catalogue des « mauvais » stoïcismes, mais j'ai beaucoup aimé tous les principes stoïques que j'ai rencontrés jusqu'à présent, et je m'efforce de les intégrer à ma vie.

Tout ça pour dire que porter la majorité de mon attention à ma petite échelle, c'est aussi refuser de porter beaucoup d'attention aux choses à grande échelle, surtout quand elles ne sont pas sous mon contrôle et qu'il n'y a pas grand chose à faire pour se préparer à leurs conséquences. Sans vouloir manquer de respect aux victimes des guerres qui se déroulent à des milliers de kilomètres de chez moi ni au personnel politique qui nous offre un spectacle aussi affligeant ces jours-ci (et sans présumer de l'inégalité de respect dû à ces deux classes).

Au premier étage

D'un autre côté, je garde systématiquement une partie de mon attention à un étage plus haut que mes préoccupations immédiates, en train de me regarder faire ce que je suis en train de faire.

Je n'y pense pas souvent, parce que c'est mon état normal et habituel depuis aussi loin que j'arrive à me souvenir, et je ne le remarque par contraste quand je vois autour de moi des gens qui sont tellement « la tête dans le guidon » qu'ils ratent des éléments « meta » qui me semblent évidents.

Cette façon d'être est à la base d'un système d'« amélioration continue », dans lequel j'utilise mes observations de moi-même en train ou sur le point de faire ce que je suis en train de faire, pour le faire « mieux ».

Par exemple, pendant que je saisis la carafe vide, je prends systématiquement une fraction de seconde pour chercher ce que je peux ramener à la cuisine en même temps, ou autre chose à faire à cette occasion.

Pendant que je fais quelque chose de pénible « à la main », je me demande quelles parties sont automatisables, de quelle façon, à quel prix et pour quel « retour sur investissement » espéré.

Pendant que j'écris du code qui résout le problème auquel je suis confrontée, je me demande toujours si je ne peux pas faire un tout petit effort de plus pour découpler et généraliser ce code. La réponse est souvent « non », mais ça me frustre d'autant plus quand on me dit YAGNI alors que l'effort de généralisation est plus petit que l'effort pour m'expliquer que je n'en aurai peut-être jamais besoin.

Encore plus haut

Il est plutôt rare que je monte plus haut que ces deux étages, mais ça arrive. C'est en regardant comment je me regarde en train de faire ce que je suis en train de faire que j'ai pu mettre des mots là-dessus. Il me semblait en avoir déjà parlé dans ces pages, mais je ne retrouve pas où.

Généralement je ne monte plus haut que quand je ne suis pas en train de faire quelque chose, que ce soit parce que ma situation n'est qu'une attente sans rien pour m'occuper l'esprit, ou parce que je suis dans mon lit en train d'essayer de m'endormir.

Je monte souvent plus haut pour essayer de tirer des enseignements qui m'aurait échappés depuis le « premier étage », ou simplement pour mesurer mentalement le chemin parcouru, ou pour améliorer mon modèle mental du monde.

C'est comme ça que j'ai fait le constat que ma vie est de plus en plus satisfaisante depuis au moins deux décennies, comme je l'avais détaillé quand je décrivais ma version de la crise de la quarantaine.

C'est aussi comme ça que j'ai pris à cœur l'observation de (transmise par ?) David Madore (que je ne retrouve plus) que l'argent est une infrastructure abstraite pour échanger des biens et des services entre humains, et qu'à un niveau d'observation suffisamment haut pour englober le système monétaire, tout système de retraites est un système par répartition.

Il y a plein d'autres systèmes qui changent de forme quand on choisit des limites qui masquent des contingences auxquelles on s'attache parfois trop : le langage est une forme de télépathie, l'écriture est une télépathie avec voyage dans le temps, je vis en troquant des lignes de code contre de la nourriture, d'autres troquent une fluidification du système contre de la nourriture, d'autres encore n'ont pas l'air de troquer mais ils mangent quand même.

Tout ça ne sert pas à grand chose, mais si je n'ai rien de mieux à faire avec mon flux de pensées, c'est une direction comme une autre dans laquelle l'orienter.

Très haut ou trop haut ?

Il y des moments où je me demande si je ne suis pas montée trop haut.

Littéralement, la masturbation c'est la connexion de neurones dans la volonté sur des neurones dans le plaisir, par l'intermédiaire de neurones moteurs, de fibres musculaires, d'éléments matériels, et de neurones sensoriels. C'est un chemin inutilement compliqué pour des neurones qui sont déjà connectés sans avoir besoin de sortir du cerveau.

Si on élargit un peu la définition pour inclure des chemins encore plus compliqués et des plaisirs plus variés, on englobe un nombre colossal d'activités. Par exemple tous les loisirs qu'on fait « pour le plaisir », ou les petits chefs qui ne sont là que pour la jouissance de la domination d'autrui sans rien contribuer de positif.

Et finalement, les motivations humaines ne sont-elles pas toutes une recherche d'une forme de plaisir, ou l'évitement d'une forme de souffrance, ce qui revient à un plaisir relatif par rapport à l'alternative ?

À ce compte là, que reste-t-il de l'humanité qu'une immense activité masturbatoire et des effets de bord relativement secondaires ?

D'aussi loin je ne vois plus grand chose, pour ne pas dire rien du tout. Un grand vide, l'absurdité de l'univers, vanité des vanités et tout est vanité.

Et ça donne un peu le vertige.

J'imagine que pour beaucoup de monde, cet espace est rempli par des croyances religieuses, et je me demande ce que l'énumération précédente dit de moi.

J'imagine que ne trouver que du vide, de l'absurdité, et le vanité puisse susciter une détresse psychologique au point d'avoir besoin de n'importe quoi pour remplir cet espace. Un peu comme le vide après la mort.

Et la santé mentale ?

Je me souviens de ma surprise quand j'ai rencontré les expressions « réfléchir à la vie » et “thinking about life” (je ne me souviens même plus dans quelle langue je l'ai croisée en premier) avec une connotation négative, comme quelque chose à éviter, alors que ça me semble être quelque chose de banal et sain, comme « philosopher ». Je ne sais même pas si ce sont des activités littérales qui sont mal vues ou si ce sont des euphémismes (mais pour quoi ?).

J'ai l'impression que ce qui pourrait être appelé dans ce billet « regarder de trop haut » rentre exactement dans l'intuition que j'ai de « réfléchir (négativement) à la vie ».

Je ne prétends pas être immunisée contre la détresse du le vertige, j'ai juste l'impression de ne pas (encore) être affectée par mes excursions dans les étages peut‑être trop élevés.

C'est aidé par le fait que ces excursions sont limités à des moments choisis avec soin, quand je n'ai strictement rien de mieux à faire avec mon esprit. Je n'ai (encore) jamais eu le moindre problème pour « redescendre », ni même pour vouloir « redescendre ».

D'un autre côté, il est de fait que ces derniers temps je me retrouve de plus en plus souvent dans ces étages élevés. À tel point que j'arrive à y revenir facilement à un moment où j'ai un clavier entre les mains et du temps pour écrire un billet de weblog.

C'est peut-être juste l'entrainement, qui fluidifie les voyages verticaux, dans un sens comme dans l'autre. C'est peut-être une fragilité qui avance masquée, et qui profite de ma réticence à la percevoir.

Pour l'instant je me limite à des constats, que je pose ici, comme références pour le futur. Je ne suis pas en train de demander des conseils, mais je suis toujours prête à comparer les notes et les ressentis avec qui veut.

C'est un peu comme cette sensation suspecte dans mon avant-bras gauche, ou cette zone temporairement aveugle au milieu de mon champ de vision : je pense que je vais bien, ce n'est pas suffisant pour remettre en question le sentiment que je vais bien, mais c'est quelque chose qui a l'air assez significatif pour peut-être participer à clarifier un éventuel tableau de symptômes plus tard.

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