Crise de la quarantaine

Avertissement : J'ai un peu de mal à écrire ce billet parce que toutes les formulations que je trouve me donnent l'impression d'être beaucoup plus dramatiques que ce que je voudrais exprimer. Donc finalement je vais garder les mots « crise », « problème », autres du même niveau d'intensité, quitte à faire « tempête dans un verre d'eau » au début. J'espère qu'à la fin de ce billet les choses seront plus claires.

Je pourrais faire le même avertissement sur « de la quarantaine », parce qu'il est de fait que je suis quadragénaire, mais je ne vois pas trop le rapport avec ce que je vais décrire dans ce billet.

J'imagine que c'est quelque chose qui peut se produire après une certaine période de stabilité et qui pourrait donc se retrouver régulièrement dans la même tranche d'âges, mais je me garderai bien de généraliser quoi que ce soit dans mon vécu personnel.

Ça va bien

Je vais encore en rajouter une couche, mais subjectivement, je vais très bien, aussi bien physiquement que psychologiquement. C'est important de (re)commencer par là, parce qu'en zoomant sur des détails on perd facilement le sens de leur proportion.

Depuis plus de quinze ans, ma vie n'a pas arrêté de s'améliorer, selon les critères que je juge pertinents pour la qualifier d'« heureuse » ou de « satisfaisante ».

Cette amélioration continue dure même depuis plus de vingt ans, si on accepte de négliger quelques régressions dont la durée et l'amplitude me semblent négligeables à l'échelle de ma trajectoire sur ces vingt années.

Et je ne remonte pas plus loin dans le passé parce que je manque de mémoire (tant en quantité qu'en fiabilité des souvenirs), et non pas parce que la tendance ne va pas plus loin.

Bref, je vis ma meilleure vie. D'ailleurs je me demande si ça ne fait pas partie du « problème ».

Le sommet dans le brouillard

J'en suis arrivée là parce que les décisions dans ma vie sont globalement prises pour obtenir une satisfaction immédiate ou pour investir dans quelque chose qui devrait fournir une satisfaction future.

Dit comme ça, on pourrait appeler ça un « processus d'optimisation », parce que c'est un schéma tellement courant en ingénierie qu'il a un nom et des techniques et des savoir-faire qui vont avec.

J'ai vu passer il y a quelques mois un article de Near qui applique ce principe à la personnalité. Je ne vais pas jusque-là, mais c'est vrai que c'est un outil transposable dans plein d'autres aspects du quotidien.

Bref, en termes grand-public, je cherche à améliorer ma vie petit-à-petit, au quotidien, une petite décision après l'autre. C'est comme si je cherchais à atteindre un sommet en me disant que c'est vers le haut, et qu'il suffit de monter tant qu'on peut.

Un défaut bien connu de cette technique est le risque de se retrouver coincé dans un « extremum local », c'est-à-dire qu'une fois que je suis tout en haut de la colline du coin, il n'y a plus moyen de monter, et s'il y a une montagne dans les parages, il faudra d'abord descendre avant de pouvoir l'atteindre.

Sauf que dans un paysage par temps clair, on peut voir facilement les alentours et déterminer si une colline plus haute se trouve à proximité. Dans les problèmes d'ingénierie comme dans ma recherche de satisfaction dans ma vie, la visibilité est beaucoup plus mauvaise, et descendre de son sommet de colline est un pari. Un pari sur la possibilité, ou non, de trouver plus haut dans la direction choisie, de préférence sans passer trop de temps dans une vallée trop profonde.

Et pour compliquer encore les choses, l'ingénierie informatique propose des sauvegardes pour les cas où on perd le pari, alors que dans ma vie j'ai l'impression d'avoir en plus du brouillard un très mauvais sens de l'orientation, au point que quitter mon sommet de colline porte un gros risque de ne plus jamais pouvoir le retrouver si le pari n'est pas gagnant.

Comme dit plus haut, je vis aujourd'hui ma meilleure vie, jusqu'à présent. Ça monte encore un peu, mais dans l'ensemble je suis arrivée déjà très haut, beaucoup plus haut que j'aurais pu imaginer il y a vingt ans, ou même il y a dix ans.

Et je suis déjà arrivée tellement haut que si je me mettais à descendre dans une direction au hasard, il y a de fortes chances que je ne revienne jamais aussi haut.

La prime à la fidélité

Pour parler donner un exemple plus concret, mon travail me plaît bien ; rien ne m'empêche de démissionner pour aller tenter ma chance ailleurs, mais de ce que je connais du marché de l'emploi actuel ce serait beaucoup d'efforts pour se retrouver avec un emploi qui me plaît moins. Un peu comme relancer un dé alors que j'avais déjà obtenu 5, ça peut être mieux, mais pas de beaucoup, et ça a beaucoup plus de risques d'être bien pire.

Donc je ne vais pas faire ça.

Et plus je « fais mon trou », ou plus je m'investis dans les relations et dans l'infrastructure de mon travail, plus j'améliore ma situation actuelle, mais plus je perdrais en repartant de zéro ailleurs.

C'est encore plus marqué dans les contextes amoureux et amicaux, où l'investissement non-transférable « normal » est beaucoup plus haut que dans l'emploi salarié (surtout en SSII).

Cette « prime à la fidélité » fait naturellement émerger un effet Lindy : plus on reste longtemps dans un de ces contextes, plus on a tendance à rester longtemps.

Et j'imagine qu'au bout d'un moment, quand on est resté dans un poste ou un couple ou un cercle amical suffisamment longtemps, on peut avoir l'impression de ne plus pouvoir en sortir sans un évènement négatif majeur.

Je ne serais pas surprise que les trajectoires de vie « normales » conduisent à ce stade à peu près vers la même tranche d'âges.

Ma version de la crise de la quarantaine

Mais en quoi est-ce un problème d'être « bloqué » dans une situation positive juste par le fait qu'elle est plus positive que les alternatives ?

Sans aller jusqu'à des expressions douteuses comme « cage dorée », il y a tout simplement le fait que ces situations positives ne sont pas parfaites. Il y a des points négatifs, des nuisances mineures, bref des compromis. Mes efforts continus d'amélioration de mon sort ont beau chercher à les éliminer, ou au moins les atténuer, il en reste toujours.

Et ceux qui restent sont majoritairement ceux contre lesquels je me bats depuis le plus longtemps, en vain.

Et à la longue, ça saoule.

Je rechigne à donner des exemples, parce qu'ils sont vraiment négatifs et mineurs, au point que les nommer ici serait leur donner une importance disproportionnée. En plus du fait que la plupart ne rentrent pas dans ma ligne éditoriale, que la majorité ne peuvent être communiquées sans un contexte beaucoup plus grand qu'un billet entier de weblog, et que ça met sous une lumière défavorable toutes les personnes impliquées, moi comprise.

DÉBUT D'ENCADRÉ OPTIONNEL

Si vraiment il vous faut un exemple, fût-il vague, on pourrait prendre la tendance de ma hiérarchie professionnelle à répondre par la crispation autoritaire à la demande de compréhension des règles mises en place.

Ou mon (impression de) manque sommeil chronique, qui est ces jours-ci principalement causé par mon emploi du temps qui est lui-même le résultat d'un compromis entre mon principal cercle amical d'un côté et mon trajet pendulaire (lui-même résultat de ma situation professionnelle, ma situation géographique, et ma situation de couple) de l'autre.

FIN D'ENCADRÉ OPTIONNEL

Intellectuellement, je vois très bien que tous ces compromis sont largement en ma faveur, et que tous ces points négatifs sont ridicules comparés aux versants positifs auxquels ils sont attachés. C'est évident. Mais émotionnellement, ça saoule quand même.

Il y a une (petite) partie irrationnelle au fond de moi qui en a marre de ces points négatifs, et de ces compromis. Qui aime beaucoup le mot « s'encroûter », que j'ai rencontré il y a quelques années, avec toute la connotation négative que je lui trouve, pour désigner la situation actuelle. Qui en a marre de ce sommet de colline, et qui veut se casser de cette plaine pour aller gravir une vraie montagne. Qui veut tout brûler pour tout reconstruire en beaucoup mieux. En parfait.

Cette partie de moi est fermement maintenue sous contrôle par une partie de moi beaucoup plus pragmatique. Je reconnais cependant les envies qu'elle suscite, et je peux tout à fait imaginer comment y succomber pourrait me conduire au type d'actions qui évoquent l'archétype populaire de la crise de la quarantaine.

Et maintenant ?

La rédaction de ce billet arrive relativement tard dans cette histoire. Il a fallu d'abord que j'identifie ce sentiment, puis que je l'affronte, que je lui permette de passer sur moi et au travers de moi, pour ensuite tourner mon œil intérieur sur son chemin.

Tout cela étant fait, se pose maintenant la question de qu'y faire.

Jusqu'à présent, j'ai intuitivement géré ce sentiment dans l'univers hypothétique : si un glissement de terrain détruisait ma colline, il n'y aurait plus de sommeil auquel m'accrocher, et je pourrai sereinement aller chercher une montagne ailleurs.

Les gens sont parfois surpris que j'emploie des expressions comme « quand je serai virée » ou « quand mon homme me jettera dehors » alors qu'il n'y a pour l'instant rien qui puisse me laisser penser que ces hypothèses soient plus d'actualité ou probables qu'à n'importe quel autre moment de ma vie.

D'une part, j'ai conscience du bouleversement majeurs que ces situations hypothétiques provoqueraient dans ma vie, au point que je trouve que c'est un bon investissement intellectuel de passer un peu de temps à y réfléchir s'y préparer et éventuellement prendre quelques mesures bon marché qui en mitigent les conséquences.

Mais d'autre part, c'est aussi une façon d'explorer le monde imaginaire où je ne suis pas prisonnière du confort de ma situation présente, et où il est raisonnable d'aller chercher d'autres situations où toutes ces irritations mineures n'existent pas.

Je suis aussi sensible à l'approche de ce que j'ai assimilé du stoïcisme, à compter sur l'utilisation de mon autonomie intellectuelle pour me détacher des pulsions que je subis et sur lesquelles je n'ai aucun contrôle. C'est juste une description un peu plus noble de la « partie de moi plus pragmatique » que j'ai évoquée plus haut.

Et bien évidemment, je vais continuer d'essayer d'améliorer petit-à-petit ma vie sur tous les fronts, y compris tous les irritants mineurs, parce que leur irritation croissante rend leur amélioration de plus en plus positive.

Cependant je reste un peu inquiète, parce que je m'attends à ce que l'irritation de cette crise continue de devenir de plus en plus forte au fil du temps, alors que l'imagination a ses limites et j'ai du mal à compter sur l'entraînement au stoïcisme pour y devenir moi-même perpétuellement de plus en plus forte.

Je pourrais espérer que ce soit juste une phase, et que ça finisse par passer tout seul, sauf qu'espérer n'est pas une stratégie.

Résultat, j'ai aujourd'hui dans la liste des catastrophes majeures potentielles dans ma vie l'hypothèse « quand je succomberai à la Crise de la Quarantaine », et je n'aime pas du tout le peu de mesures préventives ou mitigatives que j'arrive à mettre en face pour l'instant. Et je n'aime pas du tout le côté « catastrophe auto-infligée » de ce scénario, alors que j'ai l'impression de valoir beaucoup mieux que ça.

Je pense avoir encore au moins des mois avant que ça n'arrive, et j'espère pouvoir trouver prochainement suffisamment de mesures pour me rasséréner. Mais ce n'est toujours pas une stratégie.

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