Cœur de métal

Le vent du nord-est agite les grains de sable sous les derniers rayons du soleil couchant. C'est un beau soleil couchant, qui se réfléchit sur le heaume poli de mon adversaire, mais ma tête n'est pas vraiment à ça.

Mes yeux ne peuvent quitter cette masse métallique. Un heaume qui ne laisse qu'une fente horizontale pour les yeux, posé sur un plastron en cotte de mailles, lui-même posé sur un assemblage de plaques métalliques et de cuir qui faisait office de pantalon, lui-même posé sur des chaussures aussi brillantes que le heaume.

Sur le drap blanc pendu à ma droite, le soleil couchant ne projette plus qu'une ligne rouge. Je déteste ces plaques qui limitent mes mouvements. Je déteste cette cotte de mailles trop lourde. Je déteste cette épée courte, sa lame est encore trop longue pour moi. Je déteste ce grillage devant mes yeux. Mais je n'ai pas le choix.

La ligne rouge se fait très fine, et nous nous mettons en position, face à face, en garde de sixte. Je n'aime décidément pas cette lame, trop lourde, trop maladroite, trop lente. Mon adversaire semble beaucoup à l'aise. Si c'est perdu d'avance, à quoi bon se battre ?

La ligne rouge disparaît, et signale ainsi le début du duel. Je reste sur place sans bouger, comme à mon habitude. Et comme d'habitude, l'adversaire a un doute : « A-t-elle remarqué que ça a commencé ? » Et quelques secondes plus tard « Bah, tant pis pour elle. »

Mais j'ai bien remarqué, et je suis prête, je l'attends de pied ferme, en observant chaque détail que je pourrais utiliser par la suite. Elle avance dynamiquement, presque par bonds, toujours en mouvement. Alors que moi je ressemble à une statue.

Nous sommes en portée l'une de l'autre. Elle ne sait toujours pas comment elle doit prendre mon immobilité. J'aime voir cette hésitation de l'adversaire qui ne comprend pas tout ce qu'il se passe.

La fente finit par arriver, je pare en quarte, classique, mais au lieu de riposter je fais un pas en arrière. Encore cette hésitation. J'ai l'avantage psychologique. Après un pas en avant elle retente sa chance, mais vu qu'elle aime mon originalité, je ne vais pas la décevoir : je pare en prime, pour enchaîner avec une riposte en seconde. Évidemment elle savait que j'avais quelque chose de sournois en réserve, et elle a rompu à temps. Je fais à mon tour un pas en arrière.

Nous restons comme ça, face à face, pendant quelques moments. Puis elle se rapproche à nouveau de moi, mais quelque chose a changé dans son attitude. Elle est plus calme, plus lente et plus fluide. On dirait presque un nouvel adversaire. Au moment où elle part en fente, pendant que je lui ressers la parade de quart ultra-classique, je fais un pas un avant.

Le plat de ma lame glisse le long de la cotte de maille jusqu'à ce que nos fronts se touchent. Je peux voir cette flamme qui danse derrière la fente du heaume. Cette flamme seule dans l'obscurité, mais pour tant si vive, si gracieuse, si simple, si authentique...

La froideur du métal contre mon ventre me tire de cette contemplation. Je sens la lame adverse pénétrer doucement à l'intérieur de moi, en élargissant progressivement l'ouverture quelques centimètres en dessous de mon nombril. Je sens la froideur du métal qui progresse, et la douleur qui s'en dégage comme une aura.

Ensuite la lame se redresse, pénètre plus profondément, et déchire tout sur son passage. Je la sens à quarante-cinq degrés, une dizaine de centimètres dans ma chair. Je sens toute la crispation autour, comme une espèce de bouclier, comme si j'essayais d'agripper la lame pour l'empêcher d'avancer plus. Mais c'est peine perdue.

Je sens la pointe de la lame qui se rapproche de mon sternum, et tout mon ventre n'est que douleur. Je sens déjà mes forces qui me quittent. L'épée courte est tombée sur le sable il y a un bon moment déjà, et maintenant mes jambes menacent de céder. Une goutte de sueur naît sur mon front, puis coule le long de l'arcade sourcilière pour venir se mêler à mes larmes, tandis que je regarde toujours plus intensément cette flamme, comme si ni l'épée, ni mon corps, ni plus rien d'autre n'existait.

Dans une saccade la lame s'enfonce encore de quelques centimètres de plus, et mes jambes lâchent d'un coup. Je n'ai même plus besoin d'adversaire pour faire avancer cette lame, mon propre poids suffit. Ma tête, devenue très lourde, penche de plus en plus en avant, mais je ne quitte pas des yeux la flamme.

Je sens la pointe de l'épée atteindre mon cœur. À chaque battement il caresse le tranchant, à chaque battement il se déchire un peu plus. Je sens la dernière saccade approcher, et je ferme les yeux, résignée à accepter cette libération finale.

La dernière saccade arrive, et je descends de quelques centimètres de plus le long de la lame. Je ne peux m'empêcher d'étouffer un râle, avant que ma voix ne se taise à jamais.

Commentaires

1. Le lundi 15 juin 2009 à 23:40, par Giusepe :

Pas mal du tout. Un beau texte.

Simplement pour la narration du combat (pas pour l'ambiance) cela m'a fait penser au "Maître d'escrime" de Reverte. Une influence ?

2. Le mardi 16 juin 2009 à 12:51, par Natacha :

Mille mercis \o/

Je n'ai probablement pas été influencée par ça, vu que je n'ai pas la moindre idée de quoi il s'agit ^^

À ma connaissance, je n'ai été influencée que par mon expérience personnelle d'escrime du XXI° siècle (surtout pour le début) et par l'émotion que je voulais enregistrer dans ce texte (surtout pour la fin).

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  • Publié originalement le 27 juin 2007 à 14h35
  • Republié ici le 2 juin 2009 à 16h32
  • Dernière modification le 19 janvier 2010 à 20h49
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