Besoins professionnels

Il y a quelques mois, au cours d'un entretien, on m'a posé une question qui m'a fait beaucoup (trop ?) réfléchir : « [ai-je] besoin de complexité [dans mon travail] ? »

Besoin de complexité dans l'absolu

Si on m'avait posé la question comme ça, à froid, sans contexte, j'aurais répondu « ben évidemment non », car ça fait depuis mon retour en France que je n'ai pas eu l'impression de me heurter à de la complexité.

Si on poussait un peu plus loin la question, si j'ai besoin de complexité dans ma vie, pour m'épanouir, je répondrais que je ne sais pas. Je connais plusieurs personnes qui m'ont avoué satisfaire leur besoin de complexité dans leurs temps de loisir, typiquement en contribuant à des projets de logiciel libre.

C'est d'ailleurs un peu à leur exemple diffus que je n'ai jamais attendu d'un poste professionnel qu'il satisfasse un tel besoin. Même dans mes rêves les plus fous, avant de négocier au rabais, je ne l'attendais pas. La société actuelle me donne l'impression de proposer encore une écrasante majorité d'emplois peu complexes, et en renonçant à une carrière dans la recherche j'ai volontairement quitté la principale niche où il y en a.

Mais ai-je vraiment besoin de cette complexité ? Je ne suis pas convaincue. Mes loisirs ne sont pas vraiment complexes, ce que je fais de pire est sur mon github et ça ne vole pas très haut.

Certes, j'éprouve une certaine satisfaction lorsque je peux m'attaquer à de la complexité et m'en sortir. Ça me donne l'impression de servir à quelque chose et de ne pas être fongible, c'est valorisant en soi.

Pourtant je n'ai pas (encore ?) l'impression que ça me manque vraiment. Ça finira peut-être par venir, mais pour l'instant j'ai l'impression de bien vivre ma vie simple.

Complexité ? Quelle complexité ?

DÉBUT D'ENCADRÉ OPTIONEL

Dans tout cet article, je parle d'occupations professionnelles plus ou moins complexe, mais j'imagine que pour différentes personnes ça regroupe différentes choses, suivant les capacités de chacun. Je vais donc décrire ici dans l'absolu quelles tâches je considère complexes ou pas.

La mission qui a été le plus discuté, et que je considère comme peu complexe, consiste à écrire un programme qui compare deux approximations d'une même fonction (dans le sens y = f(x)), et qui vérifie que la première a en tout points une pente inférieure à la seconde en valeur algébrique.

La fonction de base elle-même n'est pas déterminée, et une des approximations est une suite de segments de droite, tandis que l'autre est composé d'un assemblage de segments de droite et d'arcs de cercles.

Donc concrètement, il s'agit de faire de la géométrie analytique comme j'en ai fait au lycée, en s'aidant de trigonométrie comme j'en faisais au collège et du dénombrement comme j'en faisais au lycée.

J'ai bien utilisé quelques concepts que j'ai découverts en prépa', comme le fait qu'en fait une des approximations est en fait affine par morceaux, et qu'en fait ce n'est pas dérivable sur l'intervalle considéré mais dérivable à droite et à gauche, et je fais porter la vérification sur les deux demi-dérivées.

L'autre mission qui a été prise en exemple m'a semblé encore plus simple, et consistait en la simulation de réseaux électriques de distribution, mais au niveau complexité tout se trouvait dans le côté « métier » géré complètement par le client. J'ai compris, parce que je m'intéressait à la chose, mais ce n'était pas du tout nécessaire à la réalisation de mission, et ça n'allait pas beaucoup plus loin que la représentation complexe du courant triphasé, comme j'en ai fait en prépa'. Ouais, ce sont des nombres complexes, mais ce n'est pas conceptuellement complexe.

À l'inverse, dans mes emplois passés, que je considère comme complexes, j'ai été confrontée au problème des généraux byzantins et d'autres joyeusetés des systèmes hautement distribués, du traitement d'images par ondelettes avec la théorie sous-jacente pour convaincre les collègues scientifiques, et manipuler l'équation de Fokker-Planck.

FIN D'ENCADRÉ OPTIONEL

Besoin de complexité dans mon emploi actuel

La raison pour laquelle cette question m'a fait beaucoup réfléchir, c'est qu'au lieu de parler de besoin de complexité en comparant mon emploi actuel avec mes postes passés, il comparait la complexité de la mission qu'il avait à proposer par rapport à mes missions passées.

Toutes ces missions que j'ai considérées comme un océan de simplicité, se retrouvent d'un seul coup projetées dans un paysage plein de reliefs.

Toutes ces missions que je n'aurais pas imaginées être capables de satisfaire n'importe quel besoin de complexité, se retrouvait propulsées comme un plafond inatteignable par ce fournisseur potentiel de mission.

Autant je ne sais pas trop si j'ai vraiment besoin de complexité, autant je suis certaine que je serais autant satisfaite d'une mission très orientée « métier » que ces missions que l'interviewer considérait comme complexes.

Malheureusement, je n'ai pas été capable d'articuler cette conclusion pendant l'entretien (ni avant plusieurs jours après).

D'un autre côté, je me demande s'il n'y aurait pas quelque chose à déduire sur les qualités de conceptualisation de cet interviewer, mais j'ai trop peur pour m'aventurer sur ce terrain.

Besoin de sens

À force de penser au besoin de complexité, j'ai fini par réfléchir aux autres besoins.

Celui dont j'entends parler le plus souvent est le besoin de sens, en général dans le contexte de quelqu'un qui quitte un emploi bien jugé, généralement par une bonne rémunération et/ou un bon statut, pour faire quelque chose de radicalement différent.

En ce qui me concerne, c'est très proche du besoin de complexité : je n'ai pas (encore ?) l'impression d'en avoir besoin, je ne suis même pas sûre d'en avoir besoin un jour, et je n'ai jamais espéré que ça puisse être satisfait par le genre d'emplois que je cherche (et que je considère ouvertement comme « alimentaires »).

Cela dit, j'ai toujours eu des emplois relativement concrets, dans le sens où je peux expliquer à un quidam extérieur (par exemple la belle-famille) à quel pan de la société je contribue (recherche fondamentale, fiabilité ferroviaire, etc) et quelle est la place occupée dans ce pan par le petit groupe auquel je contribue. Donc quelque part, malgré les subtilités des emplois dans l'informatique, j'ai toujours eu un semblant de sens auquel se rattacher.

Je reste un morceau de viande complètement fongible, ma disparition n'aurait aucun impact dans la société en général ou dans le pan de l'industrie ou des services auquel je contribue. Au moins je vois le système global dans lequel j'ai une contribution positive (bien que négligeable).

Besoin de confort

En fait j'ai remarqué que lorsqu'il est question de quitter un emploi pour satisfaire un besoin de sens ou de complexité, on est face à une « recherche positive » d'emploi, dans le sens où on formule un critère auquel satisfait un emploi désirable.

Ce n'est pas sans tristesse que je me rends compte que suis plutôt dans une logique de « recherche négative », dans le sens où ma recherche d'emploi commence par des critères pour éliminer des emplois indésirables. Par exemple, éviter mon plus gros problème avec l'informatique professionnelle.

Et une fois que j'ai passé ce filtre, il en reste tellement peux que je ne me suis jamais vraiment préoccupée des critères positifs.

On pourrait objecter qu'il est facile de construire un critère positif à partir d'un critère négatif, simplement en l'inversant. C'est vrai qu'un point de vue bassement logique, donc j'ai peut-être vautré mes définitions, mais il y a une intuition de nombre dans le tas aussi : les critères négatifs sont censés laisser passer un bon nombre de possibilités, après avoir éliminé les plus évidemment inadaptées, avant le passage aux critères positifs qui sélectionnent plus finement parmi le reste. Je ne sais pas trop quel couple d'adjectif serait plus pertinent que négatif/positif.

Conclusion

Voilà à peu près où j'en suis dans mes besoins professionnels.

Et vous, avez-vous besoin de complexité ? de sens ?

Ou avez-vous aussi des critères tellement radicaux que vous n'allez pas plus loin que le besoin de supporter cet emploi au quotidien ?

Et quelques petites questions de présentation, ce n'est pas la première fois que j'ai envie d'ajouter du contenu optionnel, dans le sens où le billet se tient très bien sans mais il ajoute des précisions qui peuvent intéresser une partie des lecteurs, chose que j'ai représentée par un encadré avec un texte plus petit. Qu'en pensez-vous ? L'optionnalité est-elle suffisamment claire ? Vu depuis un planet ou directement sur le site ? Dans le cas présent, le contenu est-il vaguement intéressant ou aurait-il fallu l'omettre complètement ?

Commentaires

1. Le mardi 15 septembre 2015 à 23:04, par Balise :

Perso, j'ai besoin d'une dose raisonnable de ce que j'appelle faute de mieux « challenge ». Après, ça peut prendre pas mal de formes : ça peut venir de la complexité intrinsèque du bousin (j'ai cependant des doutes sur le fait que ça dépasse de beaucoup ce que tu qualifies d'« océans de simplicité », mais qui sont déjà hors de portée de pas mal de gens qui font du soft), de son ampleur, ou du fait que j'ai pas idée a priori de la manière de résoudre le problème (exemple typique : $client signale $bug, trouver $bug, trouver cause du $bug, trouver comment rendre $client content).

Après, ya aussi challenge et challenge : si le challenge provient uniquement du fait que la base de code est moisie, imbitable et avec une couverture de tests inexistante, c'est pas du challenge, c'est du masochisme et c'est une autre histoire :P

Bref, j'ai essentiellement besoin de pas me faire chier. Après, je suis capable de supporter « un peu » de me faire chier occasionnellement (ou moins occasionnellement...) avec l'argument que le job où les trucs chiants n'existent pas n'existe pas non plus, avec l'argument que les jobs où je peux bosser en environnement propre (je me leurrais brutalement en pensant que je pouvais passer au-dessus de ça, je crois que je peux pas) ET anglophone ET qui veuille bien me recruter courent pas les rues, et que mes collègues sont globalement cool (ça compte aussi). La productivité chute brutalement en cas de taches chiantes, mais j'espère que je compense ailleurs.

En termes de sens, je crois que je m'en fous globalement, parce que je suis déjà pas foutue de savoir ce que je veux dans la vie en général, alors vouloir y faire coller mon taff, je me gausse.

Et ton encadré est très bien sous tous rapports ;)

2. Le mercredi 16 septembre 2015 à 18:22, par _FrnchFrgg_ :

Je pense faire partie des gens qui aiment avoir de la complexité dans leur travail, et qui en rajoutent même si besoin (je ne prépare pas juste un cours sur les statistiques, je le tape dans une classe LaTeX entièrement maison, en développant un package qui calcule et trace automatiquement les histogrammes, fonctions de répartition, etc. pour que les élèves aient un cours "personnalisé" à partir des pointures de la classe).

Globalement, je ne sais pas faire "quick'n'dirty": je construis toujours des outils très génériques et configurables, je cherche toujours la perfection (sans l'atteindre), pas parce que c'est nécessaire mais parce que ça m'amuse et aussi, comme toi, parce que j'ai besoin de vraiment maîtriser mes outils à fond pour me sentir bien. J'adore creuser jusqu'à savoir comment le GC de Python fonctionne, ou comment git fonctionne jusqu'à l'écœurement (je lis la mailing list de dev pour le plaisir, c'est dire), ou quelles sont les interactions entre les yeux, la bouche et l'estomac de TeX (je suis abonné à la mailing-list LateX-L, pour le plaisir de lire le créateur de ConTeXt et ceux de LaTeX3 argumenter de solutions incompréhensibles et géniales). La mailing-list du W3C est extrème aussi dans le genre.

Récemment, juste parce que dans le nouvel espace numérique de travail les lignes de bases des formules mathématiques ne sont pas alignées avec celle du texte, j'ai plongé dans le code dudit ENT, trouvé quel renderer de formules ils utilisaient, joué avec des en-têtes HTTP pour fournir aux intégrateurs une demande d'amélioration avec une ébauche de solution... C'est plus fort que moi, même si au fond je pense que mon message va sans doute être aussi utile qu'envoyé vers /dev/null.

J'ai aussi téléchargé la dernière épreuve de l'agreg de math, avec l'espoir de trouver du temps pour la tenter, parce que mathématiquement je m'ennuie un peu (même si c'est un challenge pédagogique).

Je pense que ce que je fais est dans le domaine de l'océan de simplicité de pas mal de gens, et déjà dans le domaine du "geek scientifique des séries" pour plein d'autres... Au final, j'aimerais me frotter à bien plus difficile et complexe, mais la fatigue et les enfants qui te bavent sur la jambe (véridique) limitent les capacités de réflexion (du moins c'est ce que ça me fait à moi). Je me relance dans mon sujet de thèse de temps en temps, mais c'est illusoire. Et ne parlons pas de la musique qui me manque (faute de place, mon piano est rangé et je n'y touche pas plus d'une fois tous les deux ans, avec les enfants qui veulent jouer avec moi).

Mon problème c'est que je veux tout faire et plus encore... Du moment que mon cerveau a l'impression de s'activer tout va bien :-)

3. Le vendredi 18 septembre 2015 à 12:31, par Natacha :

Bon déjà, avant de répondre individuellement, je me rends compte que les « océans de simplicité » n'est pas une super image, parce qu'un océan ce n'est pas si plat que ça, surtout quand il y a du tsunami dans l'actualité. Et surtout parce qu'un océan évoque plus le caractère vaste que la platitude…

Balise, du coup je n'arrive pas à déterminer si ce « challenge » est différent ou non de ce que je désignais par « complexité », et y réfléchir quelques jours n'a pas aidé. Cela étant, dans un cas comme dans l'autre il me semble que la même analyse s'applique pour mon cas : je n'en ai pas besoin professionnellement mais ça fait quand même du bien au moral et à l'ego de s'y confronté, chose qui ne m'est pas arrivée depuis des années.

Par contre, je comprends tout à fait le « besoin de ne pas se faire chier », que j'ai évoqué sous le terme de confort. Juste que faire quelque chose de relativement simple mais utile me suffit à ne pas trouver l'activité chiante.

Je dis « relativement » simple, parce que je garde quand même une horreur de la répétition et je ne supporte toujours pas de faire quelque chose qu'une machine (ou nu script) pourrait faire mieux que moi.

_FrnchFrgg_, je suis tout pareil au niveau « je ne sais pas faire "quick'n'dirty", mais j'ai la chance (?) d'avoir mon perfectionnisme bien tenu en laisse par mon autodévalorisation. Je fais le même genre de choses que ce que tu décris dans tes trois premiers paragraphes, mais j'ai l'impression de m'arrêter plus tôt (je soupçonne aussi que je rencontre mes limites intellectuelles nettement plus tôt que toi, ça doit jouer aussi).

Et tu parles de « cerveau [qui] a l'impression de s'activer », et là je crois que ça touche pour la première fois un manque que je ressens vraiment, heureusement encore pas trop souvent.

Je ne sais pas à quel point c'est empreint d'autodévalorisation, mais j'ai l'impression de m'être émoussée mentalement depuis qu'on s'est côtoyés, et il est plus facile d'imputer ça au manque d'exercice qu'au vieillissement (même s'il a sans doute contribué). Et je me demande régulièrement qu'est-ce que je pourrais faire contre ça.

4. Le dimanche 20 septembre 2015 à 16:13, par _FrnchFrgg_ :

Euh, oui alors mes capacités intellectuelles hors du commun plus élevées que les tiennes, ça m'a bien fait rire. Et moi aussi je suis "émoussé" à cause de manque de pratique, de vieillissement sans doute, et de fatigue certainement...

Un trait de caractère que j'ai certainement, et dont je n'ai toujours pas déterminé s'il m'aide à être performant intellectuellement, c'est que j'aime tout, et que donc je peux me retrouver happé par à peu près n'importe quoi (l'autre jour c'était concevoir un patron pour une housse de tapis à langer, rapport à la couture de Virginie). Du coup peut-être que je picore trop au lieu de m'investir à long terme, et surtout ma tendance à creuser pas mal n'est pas rentable. Dès fois je me sens comme un cliqueur fou devant Wikipedia. D'un autre côté je ne m'enferme pas dans un seul domaine (et à force le challenge pourrait disparaître, ou se retrouver au dessus de mes capacités).

Un défaut que j'ai remarqué chez moi, qui vient aussi du manque de temps contigu pour une vraie implication, c'est que de plus en plus je me contente de lire plutôt que produire. C'est peut-être pas si mal, mais bon.

5. Le dimanche 20 septembre 2015 à 20:42, par Natacha :

_FrnchFrgg_, je ne comprends sincèrement pas pourquoi ça te fait rire, et ça me gêne sérieusement.

Je comprends tout à fait le problème de tout aimer, j'ai le même et ça m'a souvent désservi en entretien, parce que les gens « normaux » n'y voient que le fait que je ne suis vraiment passionnée par rien, et en particulier le sujet qu'ils portent. Je n'ai toujours pas trouvé de façon non-désavantageuse de présenter ça.

Par contre j'ai l'impression de bien réussir à me retenir de picorer, mais je soupçonne que ce soit moins avec une de mes qualités qu'en retournant un de mes défauts, à savoir la paralysie de la déprime (et ses variantes plus légères mais plus fréquentes quand le moral est moins bas).

Je me souviens de l'époque où je ne supportais pas de ne pas produire, au point de préférer produire de la monnaie virtuel dans un jeu massivement multijoueur à la lecture de roman. Je suis contente d'en être sortie, et de façon plus générale de pouvoir être en paix avec mon impact négligeable sur le monde, et très limité dans mon entourage immédiat.

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  • Publié le 15 septembre 2015 à 22h11
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