Usurper ou suivre ?
Les décisions dans l'urgence
Dans une situation d'urgence inattendues, la structure sociale est complètement chamboulée. Certaines personnes paniquent, et ne sont plus capables de gérer quoi que ce soit ou qui que ce soit, malgré leur éventuel rang hiérarchique. C'est aux personnes qui gardent la tête froide de prendre les choses en main, dans la mesure du possible.
J'ai tendance naturellement à suivre les décisions des autres, et à me laisser diriger, parce que ça facilite les interactions sociales et que ce n'est souvent pas si loin de l'optimal que ça.
Divers éléments du passé me laissent penser que je suis capable de garder la tête froide dans un panel de situations plus large que la plupart des gens que je côtoie, et que même dans la pression et les imprévus je suis capable d'adapter les décisions tactiques à un environnement imprévu et changeant.
C'est ainsi que depuis un moment, je me prépare moralement à pouvoir de prendre de force le pouvoir si la situation est dégradée au point que personne d'autre n'est capable de prendre des décisions raisonnables.
Je suis d'autant plus confiante dans cette préparation que c'est tellement contre mes inclinaisons, que si par hasard je n'étais pas en état de gérer la situation dégradée, je n'essayerais même pas. Donc si j'ai la lucidité pour juger que la situation est dégradée au point que je sois le leader le moins mauvais dans ces circonstances, c'est que c'est bien le cas.
Heureusement, les situations dégradées à ce point sont rares. Beaucoup moins rares sont les situations moins dégradées, où il n'est pas clair si les autres sont en dessous de leurs capacités ou non. Si j'aurais suivi une tactique radicalement différente, est-ce parce que le leader actuel est affecté (et je devrais m'imposer et usurper le pouvoir pour le bien du groupe) ou est-ce parce que je rate quelque chose (et il vaut mieux pour tout le monde que je reste coite et que je suive docilement) ?
L'exemple récent
Si j'y repense ces temps-ci, c'est qu'une telle situation grise s'est produire récemment.
Mon compagnon et moi devions aller à un évènement, et nous avions déjà mangé une bonne partie de notre marge, et nous commencions à courir le risque d'être en retard.
Nous devions aller à cet évènement en voiture.
Notre voiture sert peu souvent, et elle a parfois du mal à démarrer. Vu son âge et son modèle, on peut suspecter que la consommation de base de l'électronique soit déraisonnablement élevée ; mais le problème n'est pas tout à fait assez systématique pour exclure un simple vieillissement et/ou usure de la batterie.
Nous avons donc acheté il y a quelques mois un « booster » de batterie. D'aucuns considèrent ce genre d'objet comme des gadgets, tant l'énergie nécessaire pour démarrer un moteur diesel est énorme, mais il est de fait que les problèmes précédents ont été résolu avec une de ces batterie portables (mais prêtée par un professionnel), et il n'est pas absurde de penser que la batterie principale est suffisamment proche du seuil pour qu'une petite batterie en complément permette de démarrer.
Ce jour là, évidemment, la voiture ne démarrait pas. C'était l'occasion de tester notre nouveau booster tout neuf. Mais comme nous ne nous en étions encore jamais servi, nous ne savions pas combien de temps il faudrait pour découvrir son fonctionnement, ou pour le mettre en place.
Les contraintes de temps firent que mon compagnon décida d'essayer à notre retour, et de considérer la voiture comme inutilisable pour ce trajet. Nous cherchâmes donc à contacter quelqu'un pour nous covoiturer, et en parallèle je déballais quand même le booster, pour m'occuper les mains et l'esprit, et puis je parcourais sa documentation.
Le covoiturage finit par se révéler infaisable, et le temps d'essayer de le mettre en œuvre, il ne faisait plus aucun doute que nous serions en retard.
La situation à ce moment était visiblement dégradée, mais l'enjeu n'était que l'image donnée par un retard, et la pression dûe à la nécessiter d'improviser des solutions juste après plusieurs échecs, donc ça n'a évidemment rien à voir avec la situation de devoir quitter un bâtiment en feu ou la pression d'improviser une échappatoire après avoir été arrêté plusieurs fois par la fumée ou les flammes.
Devant l'échec du covoiturage, mon compagnon opta pour la recherche d'un taxi pour nous emmener à destination. De mon côté, j'aurais bien fait une ou deux tentatives de démarrage au booster avant d'en arriver à cette extrémité.
Le dilemme
Suivre docilement mon compagnon vers le taxi, ou lui usurper le pouvoir et imposer mon plan ?
Considérer que la situation était suffisamment dégradée pour qu'il ne soit pas en pleine possession de ces moyens, et de ce fait néglige les progrès que j'ai fait sur le booster ? Ou plus simplement qu'une fois la possibilité du booster écartée, il ne revienne simplement plus sur l'idée ?
Ou à l'inverse, y a-t-il un paramètre dans la situation que j'ai raté, et qui fait que malgré mon début de montée en compétence ne suffit pas à rendre le risque acceptable ? Ou bien ai-je mal évalué les risques liés à mon plan ?
Et surtout, comment tirer de cette situation une leçon plus générale ?
J'ai suivi docilement, mais c'est plus par manque de caractère et de confiance générale en soi. Je ne sais toujours pas ce qu'il aurait été mieux de faire avec les informations du moment, sans mes défauts personnels. Je ne sais pas ce qu'aurait fait la personne que j'aspire à être, et c'est ce qui me contrarie le plus dans toute cette histoire.
La solution au cas d'espèce
Il y a beaucoup de choix qui seraient beaucoup plus faciles si on avait une vision claire du futur qui découle de chaque possibilité de ce choix.
Il se trouve que dans l'exemple que j'ai pris, on a une très bonne approximation de ces futurs, puisque la solution du booster fût effectivement testée le soir même.
Il s'est révélé que j'avais mal lu la documentation, et mal identifié l'interrupteur du booster, de sorte que les premiers essais ont été faits sans batterie supplémentaire. D'autre part, les soucis de batterie sur cette voiture ne viennent jamais seul, il n'est pas rare de devoir réinitialiser le BSI, ce qui était le cas ici, et qui prend une dizaine de minutes.
D'ailleurs les soucis potentiels de BSI et la durée de leur solutions ne m'étaient pas du tout venus à l'esprit avant de les rencontrés, ce qui a biaisé mon évaluation de l'idée d'utiliser le booster avant de prendre le taxi.
Donc avec le recul, j'ai bien fait de me résigner et de ne pas saisir le pouvoir.
Envoi
Et vous, qu'en pensez-vous ?
Dans le doute, vaut-il mieux prendre les choses en main, ou s'en remettre à la structure de commandement habituelle ?
Jusqu'à quelle de niveau de dégradation peut-on faire confiance à la structure de commandement habituelle ?
Avez-vous déjà vécu des situations similaires ? En avez-vous tiré de la sagesse à partager ici ?
Commentaires
1. Le samedi 29 octobre 2016 à 23:58, par Johan :
Attention, mes perles de remue-méninges :
La bonne solution me semble être de juger sur des expériences passées quelle démarche aurait mené à l'objectif qui est de prendre de bonnes décisions. Ici tu dis que "Divers éléments du passé te laissent penser" que tu aurais raison de te faire entendre plus souvent que tu ne le fais, mais dans l'exemple que tu donnes ce n'est pas le cas, donc de l'extérieur on ne peut pas savoir...
Si tu conclus qu'au moins parfois ça aurait l'air de valoir le coup, alors oui il faut essayer sur des cas avec peu d'enjeux car si tu ne fais que te préparer mentalement à une situation grave, ladite situation pourrait être un peu différente de celles auxquelles tu aurais pensé et tu pourrais faire des erreurs qu'un peu d'expérience à cet exercice t'aurait évitées.
Ta capacité générale à garder ton sang froid se combine sûrement au fait que tu n'est pas touchée par les mêmes choses que d'autres. Si tes capacités intellectuelles ne seraient pas diminuées par le fait de te trouver dans un bâtiment en feu, elles le seraient peut-être par le fait d'être dans une situation sociale inhabituelle, comme d'essayer d'obtenir le commandement ou de te demander si tu dois le faire ?
Pour ma part je crois être nettement plus rationnel que la moyenne en situation paisible ou semi-paisible et j'ai l'intuition que ça vaudrait aussi dans des situations dangereuses, mais ce n'est pas sûr : je me suis trouvé une ou deux fois plus stressé que nécessaire sans raison, ou avec raison mais au détriment de mon efficacité, de sorte que je ne sais pas avec certitude si mon précieux cerveau se montrerait à la hauteur un jour où ça compterait vraiment...
2. Le dimanche 13 novembre 2016 à 21:12, par Natacha :
Johan, j'aime beaucoup ce genre de commentaires, qui me font beaucoup réfléchir à mon tour. Voici ce qu'il m'a semblé utile de répondre après ces réflexions, dans le même ordre que tes points. J'ai un paragraphe par point, donc je ne vais pas une liste pour ne pas finir avec un texte super-étroit.
« La bonne solution » a une certaine ambiguïté, parce qu'il y a deux niveaux stratégiques : la stratégie concrètement appliquée, comme utiliser ou non le booster, chaque stratégie étant incarnée par un dictateur bienveillant potentiel ; et la stratégie pour choisir la stratégie (ou le dictateur), et cette « méta-stratégie » est le vrai sujet du billet.
Le problème de ce système à étages, c'est que ça que floute d'autant plus l'évaluation. Il n'est pas vraiment question de système pour « gagner », dans le sens ne pas perdre, mais de gagner plus ou moins fréquemment à un degré plus ou moins important.
On peut quand même rationaliser la méta-stratégie, en réfléchissant à une espérance d'espérance de gain, mais on se retrouve avec une explosion combinatoire pas évaluable. Donc à la place, au travers de ce billet, je demande une heuristique, à défaut d'évaluation sérieuse.
Parce que concrètement, la méta-stratégie de m'imposer n'a jamais été testée, et donc ne peut pas encore être évaluée empiriquement. Et justement pour les situations dégradées il n'est pas rare se tromper complètement sur ce que l'on aurait fait, en oubliant ou en sous-estimant les conséquences du stress et du caractère dégradé de la situation.
Et même dans un cas particulier, comment évaluer chaque stratégie sans la vivre ? La situation décrite dans ce billet à la rare caractéristique que grâce à l'utilisation du booster après coup, et au faible nombre d'alternatives, on peut évaluer toutes les successions possibles d'évènements. Je ne serais pas surprise qu'il n'y ait pas eu d'autre situation comme ça dans ma vie.
Notons que pouvoir évaluer les séquences d'évènements ne permet même pas d'évaluer une stratégie fluide, ce dont je me prétends capable : si j'avais pris le pouvoir, je suis à peu près sûre que je n'aurais pas poussé le booster jusqu'au bout, car ça aurait fait un retard inacceptable. Je vois où je crois que j'aurais craqué et eu recours au taxi, mais comment savoir si dans le feu de l'action j'aurais effectivement eu cette clairvoyance ?
Les « éléments du passé qui me laissent penser » sont diverses situations où des gens autour de moi et moi étions dans une situation similaire mais indépendante (par exemple les TP de ma première année d'ENS), où j'ai gardé la tête froide et adapté ma stratégie unipersonnelle pendant qu'eux faisaient des erreurs plus ou moins lamentables dont je ne les crois pas capables en situation non dégradée.
On peut noter au passage que bien gérer son cas personnel en situation dégradée n'est pas la même chose que bien gérer un groupe en situation dégradée. J'ai supposé que si la situation est suffisamment dégradée (mais par hypothèse pas au point où je perde mes moyens), les difficultés supplémentaires du « passage à l'échelle » du groupe sont négligeables devant l'alternative de n'avoir personne qui prend décemment les choses en main.
Ce qui amène au problème d'essayer sur les cas avec peu d'enjeux : moins il y a d'enjeu, moins la situation est dégradée, et donc moins il y a de malus à ce que je laisse le pouvoir au autres, et plus il y a de coût social au coup d'état. Donc moins il y a d'enjeu, plus la stratégie d'usurper le pouvoir est évidemment mauvaise.
La référence XKCD sur la préparation mentale est justement au niveau stratégie, et rejoint mes considérations sur la difficultés pour évaluer les différentes stratégies sur une situation donnée, mais ça n'aide pas la réflexion sur la méta-stratégie.
Sur le fait de ne pas être touchée par les mêmes choses que d'autres, c'est effectivement le cas, et ça fait que des situations qui sont dégradées pour les gens autour de moi ne le sont pas forcément pour moi. La « pression » hiérarchique sur le résultat, par exemple. À l'inverse, il y a sans doute des choses qui dégradent la situation pour moi mais pas pour les autres, par exemple adresser la parole à quelqu'un qui fait quelque chose d'autre.
Essayer d'obtenir le commandement est certes une difficulté sociale, mais je ne crois pas que ça dégrade la situation pour moi. Je serai probablement incapable de passer à l'acte avant que la situation soit sérieusement dégradée, ce qui va faire adopter la mauvaise méta-stratégie quand c'est c'est « très dégradé mais pas trop ». Par contre je ne vois pas tellement comment ça peut déborder au point d'affecter le reste de mon comportement. À moins bien sûr que ça me fasse passer du côté « en panique », mais par hypothèse je ne parle dans ce billet et ce commentaire que des cas où je garde la tête froide.
Me demander si je dois le faire, c'est mon état normal, donc je doute que ça m'affecte de quelque façon.
Enfin, sur le dernier point, j'ai peu à répondre, si ce n'est que pour mon cas, j'ai la certitude (par expérience) de pouvoir aller très loin dans le caractère dégradé de la situation, et garder constante la qualité de ce que je fais, de ce que je pense et de ce que perçois, quitte à y mettre le temps qu'il faut. En fait j'ai même constaté que je ne sais pas faire autrement, ce qui est un peu embêtant quand le temps ne peut pas être dilaté (typiquement parce qu'il faut une coordination physique, par exemple pour la parole ou une chorégraphie). Le manque de sommeil, la douleur, le désespoir, la pression hiérarchique, la pression interne de par les conséquences sur mon futur, etc.
Du coup, je pense sérieusement que toutes les décisions que j'ai prises et toutes les actions que j'ai faites dans ces conditions sont les mêmes que dans une situation normale. J'ai bien conscience que ça fait très « Je suis parfaitement claire ! » en vidant ma troisième bouteille, mais pour autant que je sache je fonctionne comme ça (et ce n'est pas faute d'avoir longuement scruté mon passé à la recherche de contre-exemple).
Je n'ai pas encore vécu de situation tellement dégradée que je ne peux plus maintenir cette qualité, donc je ne sais pas trop comment ça se passerait, et je ne sais pas trop où est ma limite. Je soupçonne que je partirais en dissociation mais je surinterprète peut-être le peu d'indices que j'ai sur cette zone.
3. Le vendredi 25 novembre 2016 à 23:52, par Johan :
Précision : par "juger sur des expériences passées" je n'entendais rien de fabuleux qui nécessite des chiffres après la virgule, juste le raisonnement que tu fais déjà sur la base des données brutes dont tu disposes. Nous lecteurs n'avons pas ces données brutes donc on n'est pas loin du splaining par la force des choses...
Pour moi on serait dans le domaine des décisions pour lesquelles on peut éduquer son intuition pour pouvoir s'en servir le moment venu (l'intuition des situation dangereuses qui ne se sont jamais produites, au volant par exemple), et si on parle d'intuition il y a sûrement des biais cognitifs à éviter, mais lesquels ?...
Dans "essayer sur des cas avec peu d'enjeux", je ne parlais pas du moyen qu'est le "coup d'état" (quoi que tu entendes exactement par là), mais du but final qui est de voir ton groupe prendre une bonne décision, qui est par hypothèse celle que tu proposes. En supposant que tu ne pratiques par déjà ceci régulièrement dans le cadre du boulot par exemple.
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- Publié le 23 octobre 2016 à 22h14
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