02. Rétro continuité

Précédemment : Indécidabilité quantique

Le retcon. Une touche de finesse dans un monde de brutes. Une touche de melting pot au bord du quartier chinois. Je ne vais pas souvent traîner par là, je ne suis pas vraiment du genre paranoïaque. Et la plupart du temps c'est moi qui demande à ce qu'on m'enregistre.

Le taxi me dépose devant l'entrée de ce bar. Après un temps infini pour que les vigiles se convainquent qu'il n'y a rien de particulier dans ma canne, je peux enfin sortir du sas. L'ambiance inimitable de ce bar se jette à ma figure.

Le zinc, en face, avec ses habitués qui parlent normalement, qui pourrait presque faire croire à un bar normal. À droite, les tables, où les conversations sont beaucoup plus feutrées, on y parle de la pluie comme on parlerait des détails de livraison de cinq tonnes d'armes de guerre importées en contrebande.

Je fais quelques pas vers le comptoir, quand je me fais intercepter par un homme.

— Oh vous êtes là, merci, merci d'être venu !

— Monsieur Deux-Gardes…

Il faisait plus grand au téléphone. Beaucoup moins nerveux, aussi. Ce type est sérieusement travaillé par quelque chose…

Je le suis en silence jusqu'à l'étage inférieur, puis dans une alcôve. Un bip annonçant la détection de notre présence nous y accueille. Quelques secondes plus tard, un autre bip annonce la fin du scan. Verdict : tout le monde est clean, y a pas d'électronique dans les parages.

Le silence n'est meublé que par une bouillie sonore incompréhensible, résultat des conversations voisines brouillées par l'architecture particulière des lieux, et le léger bourdonnement des installations particulières de cet établissement. Je me lance :

— L'indécidabilité quantique est un sujet passionnant… Saviez-vous que les premières bases de ce qui deviendra cette discipline ont été posées il y a presque un siècle, par la conjecture de Kerensikov ?

— Heu…

Je ne le fais pas souvent, parce que ce n'est pas très professionnel, mais j'adore de temps en temps débiter des suites de termes techniques obscurs, juste pour voir jusqu'où mes interlocuteurs sont prêts à me suivre.

— Ils sont très forts, les slaves. Tenez, la plus grosse contribution nous vient de Pologne, par le théorème de Sikorski, qui démontre la conjecture de Kerensikov dans un espace de Polyakov muni d'une relation de Golovin bilatérale.

— C'est-à-dire que…

Bon, d'accord, j'y prends peut-être un brin malsainement trop de plaisir.

— Oh pardonnez-moi, je me suis un peu emballé avec les généralités, j'imagine que vous connaissez déjà tout ça sur le bout des doigts… Au fait, vous visez un public de quel niveau avec votre article ?

— Et bien en fait …

Le pauvre. Il a tellement la pression qu'il n'a même pas pu saisir cette occasion de décompresser un peu.

— … je n'y connais strictement rien en indécidabilité quantique, et je n'ai pas d'article prévu là dessus.

S'il n'est pas réceptif à l'humour, on va être sérieux.

— Je sais.

— Il fallait vraiment que j'arrive à vous voir, il paraît que vous n'aimez pas les journalistes, Lone a dit que ça devrait vous convaincre.

— Lone ?

— Heu, c'est un pseudonyme. Ludovic Messiaen.

— Ce qui est aussi un pseudonyme, mais c'est bon, je vois de qui vous voulez parler. Et ça se dit : « mes-sciant »

— Ah, oui, bon…

— Et il avait raison, je n'aurais sans doute pas accepté de discuter avec un journaliste comme vous si vous n'aviez pas parlé d'indécidabilité quantique. C'était un truc entre lui est moi.

— Vous n'aimez vraiment pas les journalistes ?

— En général, non. Et c'est encore pire lorsqu'ils pondent des torche-culs comme Science sans conscience. Mais ne le prenez pas mal…

— Je ne le prends pas mal, vous ne connaissez juste pas les points positifs d'un journal comme celui-là.

— Pourtant j'ai beaucoup cherché, et je n'ai pas trouvé le moindre indice qui pourrait laisser qu'il y ait quelque chose à sauver.

— Vous n'avez regardé que la surface. C'est un journal pour lequel on peut travailler à temps plein, avec tous les avantages qui vont avec, sans que ça prenne trop de temps. Ce qui permet de passer plus de temps sur des sujets plus profonds et plus « sensibles ».

— Hum. Une couverture ?

— En quelque sorte. On est journaliste, on a une carte de presse, on a accès aux archives, mais comme on est censés être à temps plein sur des sujets « inoffensifs », personne ne se méfie de ce que l'on pourrait faire le reste du temps.

— Ingénieux. Je crois que je ne regarderai plus ce journal de la même façon. Mais ça reste un authentique tas de merdes recto-verso.

— Ça fait un an et demi que Lone travaille aussi pour ce « tas de merdes »

— En faisant des trucs sérieux à côté. Vous aussi ?

— Oui, moi aussi. Je ne vise pas aussi gros que Lone, et mon truc c'est plutôt les relations management-employés.

— C'est bien Ludo, s'attaquer à ce qu'il y a de plus gros, pour peut-être réussir à changer le monde…

— Sauf que là, il s'est attaqué à trop gros…

C'était donc ça…

À suivre : Porté disparu

Commentaires

1. Le mercredi 5 août 2009 à 19:07, par Schmurtz :

C'est vraiment réaliste, je trouve. D'ailleurs, mais les discussions avec les vrais journalistes doivent être beaucoup moins intéressantes, y a du vécu dernière ? sur l'incompétence des journalistes de vulgarisation scientifique ?

2. Le samedi 8 août 2009 à 14:50, par Natacha :

Merci beaucoup, j'ai toujours un doute lorsque je fais des dialogues, je n'arrive pas à me convaincre qu'ils sonnent vraiment juste (en supposant que ce soit le cas).

Pour ce qui est du rapport scientifique-journaliste, il n'y a pas de vécu personnel derrière, je n'ai encore jamais rencontré de journaliste. Par contre il y a les échos de mes collègues qui ont eu directement affaire à des journalistes, aussi bien pour des revues de vulgarisation que des journalistes « grand public » qui demandaient au collègue de vulgariser – avant de rédiger à leur sauce quelque chose qui tient trop souvent du contresens partisant.

J'ai personnelle une très mauvaise image des journalistes, qu'il s'agisse de vulgarisation scientifique ou d'autres sujets, alimentée entre autres par David Monniaux, au point d'avoir complètement arrêté de suivre l'« actualité » depuis presque un an – je préfère ne pas savoir que savoir quelque chose de faux ou de biaisé.

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  • Publié le 28 juillet 2009 à 15h36
  • Dernière modification le 19 janvier 2010 à 20h49
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