Après la crise

Ces derniers temps j'entends un peu partout des prédications selon lesquelles la crise sanitaire que nous traversons va changer profondément la société dans laquelle nous vivons, mais chacun prédit des changements dans des directions très différentes.

Certains pensent qu'on va fatalement revaloriser tous les métiers qu'on « découvre » comme étant indispensables.

Certains pensent que les gens vont se rendre compte de la vanité de tout ce dont ils se passent très bien ces temps-ci, et continueront avec un mode de vie plus frugal.

Certains semblent penser que la gestion douteuse de cette crise va politiser une bonne partie de la population.

À l'inverse, certains craignent une évolution catastrophique et durable, comme par exemple un effondrement économique.

Toutes ces réflexions m'inspirent à peu près le même sentiment, et la difficulté que j'ai pour le mettre en mots me laisse penser que ces mots sont intéressants à partager.

Comparaison…

Imaginez une situation que vous avez vécue très souvent, avec un résultat prévisible, et que vous avez vécue assez souvent pour se sentir en terrain connu dans des résultats minoritaires.

Vous trouverez peut-être un meilleur exemple dans votre vécu, mais je propose la situation simple d'une intersection routière dégagée, gérée par des feux tricolores, vous avez vu votre feu passer au vert pendant votre approche, et vous voyez arriver une voiture par la droite.

À force de vivre ce genre de situations, on sait que le feu pour cette autre voiture est rouge, et on sent l'imminence d'un futur dans lequel on maintient sa vitesse pendant que la voiture qui approche s'arrête à son feu rouge et vous laisse passer.

Et en même temps, vous connaissez cette intersection, vous savez que les feux sont là pour gérer les heures de pointes, et qu'à cette heure il n'y a personne sur cette route ; vous avez déjà vu des gens griller ce feu, peut-être l'avez-vous même grillé vous-même.

Donc si cette voiture qui arrive ne s'arrêtait pas, ce serait inhabituel, mais ça ne vous surprendrait pas. Vous êtes prêt à réagir à cette situation, peut-être en étant mentalement prêt à piler, peut-être vous adaptez votre vitesse pour éviter une collision si tout le monde continuait dans sa lancée.

… n'est pas raison

L'exemple de l'intersection est volontairement simpliste, car je voulais un exemple assez parlant dans lequel aussi bien le cas habituel que les principaux cas minoritaires sont gérés à l'instinct, sans écrire tout un roman pour le faire comprendre.

Les prédictions de l'après-crise sont d'une complexité qui n'a rien à voir avec l'approche d'une intersection routière, mais les deux ont pour moi le même goût.

J'ai l'intuition que la société, comme les gens, ne change pas brutalement comme ça, du jour au lendemain, ni du mois au mois suivant. Un peu comme ce que j'ai esquissé dans Becoming pour les individus. Les « grands moments » ne sont que des révélateurs ce qu'il y avait déjà avant, comme les tremblements de terre ne sont que des révélateurs de tensions tectoniques qui s'accumulent lentement.

Et je ne crois pas du tout que les tensions tectoniques dans notre société aillent dans le sens d'une reconnaissance de qui que ce soit ou de quelque frugalité que ce soit. J'ai l'impression que ceux qui prévoient une telle évolution parlent plus d'eux-mêmes que de l'ensemble de la société.

J'ai un peu de mal à trouver des exemples qui ne demandent pas un roman entier pour être décrits, mais je me sens dans le terrain familier du groupe d'humains qui saisit la première occasion pour revenir au statu quo, pour se laisser porter par l'inertie.

J'ai vu des gens avec de bonnes idées qui tombent à plat parce qu'il n'y a pas d'étincelle politique pour vaincre l'inertie du groupe. J'ai vu des gens avec de fines analyses de risque être transformés en Cassandre par une bureaucratie adepte de la méthode du parapluie.

Il y a bien des gens qui sont capables de lancer des foules, comme Hitler ou Trump dans leurs rallyes, qui seraient capable de faire une sorte d'effet levier pour faire avancer leurs idées. Si une idée révolutionnaire devait sortir après cette crise sanitaire, je la verrais plutôt de ce type, et je ne trouve pas que ce soit désirable.

J'y crois cependant assez peu, parce qu'il me semble que cet effet levier a déjà usé jusqu'à la corde par les réseaux sociaux et leur recherche d'engagement à tout prix. Alors qu'Hitler n'avait que très peu de concurrence, on a Trump, Sanders, Mélanchon, Raoult, etc qui tirent chacun la couverture à eux et font du clash au lieu de faire un moment net à l'échelle de la population.

Si toutes ces considérations douchent mes espoirs de révolution positive à l'occasion des évènements présents, ils n'excluent pas un emballement négatif du système économique ou social.

Je trouve que le risque de retournement catastrophique plus possible que la révolution, mais je n'y crois pas trop non plus, parce que la situation ne me semble pas encore assez grave pour échapper au pouvoir des élites. Je suis convaincue que les élites politiques comme économiques feront tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter un effondrement ou même un gros dysfonctionnement de l'économie ou de la société qui la supporte.

J'ai aussi l'impression que les prévisions catastrophistes surestiment l'impact des choses, ou dit autrement qu'une population accepte comme anecdotiques des choses qu'on jugerait individuellement comme d'authentiques catastrophes. Je suis en cela peut-être biaisée par mon expérience de choix de politique du pire dans l'espoir de faire bouger des choses, espoir qui a été presque à choix fois brisé par la capacité de certains groupes à accepter si facilement des choses qui me semblent inacceptables.

Conclusion

Même si je suis étonnée par la quantité de discours que lis sur « plus rien ne sera comme avant », parce qu'il y en a d'habitude beaucoup moins, et que je reconnais le caractère possible de la plupart de ces scénarios, j'ai l'intuition que finalement assez peu de choses vont changer.

Le scénario qui me semble le plus probable, comme la voiture qui s'arrête au feu rouge, c'est que la crise sanitaire va se terminer plus ou moins vite et les gens retrouveront leurs habitudes ; la crise économique va continuer plus ou moins longtemps après avec les effets habituels des variations économiques ; et la crise politique va continuer la même progression lente que ces dernières décennies, mais je ne saurais dire jusqu'où elle va aller ou comment elle va se terminer.

Je ne prédis que des changements mineurs et plutôt localisés, comme après le 11 septembre 2001, après la crise des subprimes de 2008, ou après le 13 novembre 2015. Il y a des vraies conséquences, comme le théâtre sécuritaire dans les aéroports, les politiques d'austérité, l'état d'urgence permanent ; mais ces évolutions sont loin d'avoir l'ampleur des révolutions ou des catastrophes qui sont prédites ces jours-ci.

Mais en même temps, je ne miserais pas ma vie ou ma voiture sur ce retour à la normalité familière. Je ne serais étonnée si la voiture grille le feu et me passe devant, si le pays bascule dans l'autoritarisme voire le fascisme, ou si la situation économie devient plus largement mauvaise que je n'ai jamais connu dans ma vie.

D'un autre côté, je serais étonnée si la voiture s'arrête au feu et redémarre juste pour me percuter quand je passe, ou si la société de consommation ne se relève pas.

Cela dit, autant je vois une possibilité qui se dégage clairement sur l'évolution à suffisamment long terme pour voir derrière la crise, autant le court terme est saturé d'incertitudes, et le « déconfinement » promet d'être encore plus chaotique que le confinement.

Du coup je me demande dans quelle mesure tous ces prédicteurs ne sont pas juste en train de laisser les incertitudes du présent et du court terme contaminer leur vision plus lointaines, et trient dans ce nexus l'issue qui résonne le plus avec leurs compétences ou leurs aspirations.

Commentaires

1. Le jeudi 23 avril 2020 à 22:27, par Raphaël :

Je me reconnais tout à fait dans ce vœu implicite qu'on retrouve le statu quo... bien que j'étais le premier à critiquer l'état du monde l'incertitude quant à l'avenir est très pesante. Tu penses qu'il devient de plus en plus difficile de réaliser des changements structurels majeurs ?

2. Le vendredi 24 avril 2020 à 18:53, par Natacha :

Raphaël, bienvenue sur ces pages !

Je ne me retrouve pas vraiment dans le « vœu implicite qu'on retrouve le statu quo », parce que je serais plutôt d'accord pour profiter de cette crise pour faire évoluer plus ou moins la société dans un sens plus à mon goût.

Ma prédiction est plus une crainte qu'un vœu, quoi. Je serais ravie d'avoir tort sur ce point.

Je ne suis pas convaincue qu'il soit de plus en plus difficile de réaliser des changements structurels majeurs, mais je pense qu'on peut avoir cette impression parce qu'on retient plus facilement du passé les évènements majeurs, et ce d'autant plus qu'il est lointain.

Du coup le passé a l'air d'avoir avancé extrêmement vite par rapport à un présent qui se traîne, simplement parce qu'on n'en voit qu'un seul jour chaque jour.

Quand je me remémore le quotidien il y a 25 ans par rapport à 2019, j'ai l'impression que des changements structurels majeurs ont bien eu lieu, alors que chaque jour a ressemblé à sa veille et à son lendemain.

3. Le dimanche 26 avril 2020 à 12:51, par Raphaël :

Merci pour l'accueil :) Alors j'ai peut-être mal interprété ce passage-ci :
« mais je me sens dans le terrain familier du groupe d'humains qui saisit la première occasion pour revenir au statu quo, pour se laisser porter par l'inertie. »
J'ai un peu l'impression que l'idée du statu quo et celle de l'inertie ont des connotations un peu différentes. Je me retrouvais (donc peut être seul ^^ ?) dans ce statu quo ante, l'état d'avant crise, certes craignos mais qui a le bon goût d'être connu donc plus facilement prévisible.

Concernant l'inertie, ça suggère plutôt une posture d'observateur, de spectateur, se laisser porter quitte à ce que les choses changent. A ce niveau je ne serais pas contre non plus, j'ai tendance à préférer garder mes distances...

Ok j'aime l'idée de changements trop lents pour être perceptibles à notre échelle. Du coup si je peux reformuler, ce ne serait pas tant impossible d'avoir des gros changements, mais plutôt difficile de les actionner volontairement (/politiquement) ?

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