À quoi je sers ?

Vous avez probablement vu passer dans l'actualité récentes l'opposition au projet de loi de réforme du droit du travail. À cette occasion est sorti le hashtag « On vaut mieux que ça. » Entre ma tendance à l'autodévalorsation et mon contexte professionnel dégradé, ma réaction pour mon cas particulier a été un mélange de « ah ouais ? » sceptique et de « ah bon ? » incrédule.

J'ai une philosophie vaguement utilitariste, j'essaye de faire en sorte que chacune de mes actions ait un bilan positif (sur mon échelle de valeurs) sur le monde. Il ne faut pas se faire d'illusions, mon bilan sera toujours négligeable, je n'ai pas tant de pouvoir, mais si on était des milliards à faire comme ça…

Cependant, pour une fois que j'essaye de combattre mes biais personnels pour faire mon bilan, je me demande vraiment à quoi je sers.

Au boulot

Ça fait depuis longtemps que professionnellement, je ne sers à rien, et je prétends que c'est un fait objectif.

En résumé, je fais depuis plus d'un des missions de « validation », c'est à dire répercuter des évolutions dans les spécifications et le code sur un jeu de tests modulaires ou unitaires, pour vérifier que tout est cohérent. Dans le principe, c'est utile pour assurer une bonne qualité aux logiciels les plus critiques, et ce n'est pas pour rien que c'est imposé par les normes.

Le problème, c'est d'une part que 95% de mon travail pourrait être fait par un script (et c'est effectivement fait comme ça ailleurs) si l'ensemble n'était pas d'une qualité aussi misérable. Quand on fait du test black box en louchant sur le code un peu mais pas trop, quand il ne faut remonter que les problèmes plus gros que d'habitude, il faut un humain pour faire ces nuances.

D'autre part, comme c'est un truc qui marche en prod' depuis longtemps, c'est un truc qui juste marche, donc il ne peut pas y avoir de problème. En fait il faudrait juste mettre un tampon « OK » partout. Donc en pratique, je dois faire passer les problèmes sous le tapis ou les remonter à l'étage au dessus qui se chargera de les passer sous le tapis.

John Keynes prédisait la semaine de 15 heures à la fin du XXème siècle, et il semble qu'il ait plutôt sous-estimé le progrès technique, mais il n'a pas la création d'emplois inutiles pour lutter contre le chômage et satisfaire les petits chefs et les bureaucrates. J'ai déjà quatre chiffres au nombre d'heures dans la différence, et mon Vieil Adam n'est pas spécialement satisfait.

Cependant, même si je donne l'impression de râler, cette inutilité n'est pas une insatisfaction de mes besoins professionnels. J'ai conscience qu'un boulot intéressant, épanouissant et tire parti de mon jeu particulier de forces et de faiblesses est quelque chose de rare, auquel peu de privilégiés ont accès, et qui fait partie des premiers renoncement quand on négocie sa vie au rabais.

J'ai déjà eu deux occasions d'accéder à un tel boulot, par deux fois j'y ai renoncé, pour des raisons qui me semblent encore bonnes aujourd'hui. Je reste prête à me jeter sur la troisième qui se présentera, mais ça ne m'étonne pas spécialement qu'elle tarde, voire qu'elle n'arrive pas de mon vivant.

Auprès des proches

Comme pour beaucoup de monde finalement, l'emploi n'est qu'un moyen vers un salaire, qui permet d'entretenir la vie extra-professionnelle.

Il y a bien un homme avec qui je partage de ma vie, et j'essaye de croire que je lui apporte une certaine quantité de bonheur, comme lui m'en apporte. J'ai l'impression que comme énormément d'hommes, il n'est pas très doué pour le montrer, et en plus moi je ne suis pas très douée pour le percevoir. Donc je m'y accroche plus comme un axiome qu'autre chose, en me disant que si un jour ça ne devait plus être vérifié il y aurait communication claire.

Et à mon grand dam, la liste des humains avec qui j'interagis souvent dans l'espace physique s'arrête là. Je crois qu'il y a quelque chose de profondément raté dans gestion des relations humaines, et que je ne suis pas encore vraiment parvenue à le réparer.

Auprès des proches numériques

À défaut de communications dans l'espace physique, je communique numériquement au quotidien avec un certain nombre de personnes pour lesquelles j'éprouve un certain lien émotionnel. Globalement, ce sont les gens sur #gcu et #freebsd-fr.

Mais là encore, la réciproque n'est pas toujours évidente, et même si elle était là, je ne suis pas certaine que la charge émotionnelle soit suffisante pour me considérer comme utile.

Et ce n'est pas sans une certaine tristesse que je me rends compte que je n'ai pas vraiment d'utilité sur le plan technique non plus. Les gens de GCU sont très forts, donc ce n'est pas vraiment une surprise que je n'arrive pas (encore ?) à atteindre un niveau suffisant pour offrir de l'aide au lieu de seulement en demander.

Et sur #freebsd-fr, je crois que j'ai raté un renouvellement de gens, et je tombe souvent sur des gens que je ne connais pas avec des problèmes qui me dépasse. Ça a au moins le mérite de me rappeler à l'humilité sur mes compétences de sysadmin, mais ça ne me donne pas vraiment d'utilité.

Ma famille aussi tombe dans les plus-ou-moins proches numériques, mais en renonçant au réseau social principal, je n'ai plus droit à beaucoup de contacts numériques. J'envoie des nouvelles par e-mail assez régulièrement, en essayant en vain de montrer un exemple, mais je crois que ça ne marchera jamais.

Auprès des communautés

Si j'ai déjà du mal à gérer des liens humains, j'ai encore plus de mal à m'identifier comme appartenant à une communauté. Je suis assez clairement introvertie, et passablement ochlophobe, ce qui explique probablement que ce ne soit pas vraiment mon truc.

Il y a bien des causes auxquelles je contribuerais volontiers, en m'associant de facto à la communauté formée autour de ces causes. Mais ces causes sont très geek, et j'ai pu voir à quel point il ne faut pas bon se faire remarquer dans ces environnements là quand on est une femme, même dans les BSD. J'ai une vague idée des limites de ce que je peux encaisser, et je pense sérieusement que pour ma propre intégrité il vaut mieux que je reste dans mon inutilité apathique actuelle.

Sur ce site ?

Il me semble avoir presque fini le tour des gens à qui je pourrais éventuellement apporter quelque chose. Il ne reste que vous, chers lecteurs, sur le présent site (ou dans votre lecteur de flux abonné à mon site).

C'est un site personnel, qui n'a jamais vraiment été pensé pour les lecteurs, mais plutôt pour montrer différentes facettes de moi-même, apprécie qui pourra.

Depuis sept ans que j'entretiens ce site, je n'ai pas vraiment changé ma ligne éditoriale ou ce que j'en fais. Pourtant, la baisse du nombre de commentaires et de commentateurs est assez criante. Je pense qu'il s'agisse vraiment d'un problème avec moi ou ce que je fais, je pense plutôt qu'il s'agit d'un changement d'habitude des gens en général, et ceux qui me connaissent en particulier, moins tourné vers les blogs et sites personnels et l'internet décentralisé et ouvert, et plus tourné vers les réseaux sociaux centralisés, propriétaires et commerciaux.

Cela étant, pour vous qui restez, est-ce que je vous apporte quelque chose ?

Lisez-vous mes articles pour une autre raison que satisfaire une FoMO ?

J'ai déjà proposé d'autres supports, mais parmi la diversité de billets que je produits, y a-t-il des thèmes que vous aimez plus que d'autres ? (Par exemple, je n'avais envisagé de faire un billet sur les lunettes Gunnar que je porte depuis quelque mois, et un sur mes réflexions sur mon EDC dans le théâtre sécuritaire actuel, mais qui cela peut-il intéresser ?)

Ou des thèmes que vous préfèreriez que j'évite ? (par exemple mes états d'âme les plus sombres)

Ou des thèmes ou des sujets que je couvre pas mais que vous trouveriez bienvenu dans ces pages ?

Et au delà de ce weblog, y a-t-il de choses à sauver/nucléariser/ajouter dans le reste du site, qui ne fait guère que montrer au monde entier la maigre étendue de mes capacités artistiques ?

Commentaires

1. Le mardi 29 mars 2016 à 7:07, par Balise :

"Lisez-vous mes articles pour une autre raison que satisfaire une FoMO ?" bin, oui. Jvais même te dire, j'ai même eu un sourire ce matin quand j'ai vu dans mon RSS que j'allais avoir de la Lecture De Qualité™ avec mon café (ça peut sonner ironique, ça l'est pas ;) ). Quel que soit le thème, tu écris de manière raisonnée et agréable à lire de choses qui te tiennent à cœur. C'est assez précieux, en fait.

"Par exemple, je n'avais envisagé de faire un billet sur les lunettes Gunnar que je porte depuis quelque mois, et un sur mes réflexions sur mon EDC dans le théâtre sécuritaire actuel, mais qui cela peut-il intéresser ?" bin, moi.

Quant à la question de savoir "à quoi je sers", j'imagine qu'elle est commune à une bonne partie de l'humanité (ou alors, j'ai un biais sur le fait d'extrapoler à partir de mon expérience - c'est POSSIBLE). Mais bon. J'existe. J'apporte à la diversité du monde. Je commente sur des blogs à 7h du matin. Et c'est déjà pas mal.

2. Le mardi 29 mars 2016 à 10:18, par semarie :

"Cela étant, pour vous qui restez, est-ce que je vous apporte quelque chose ?"

D'abord, on t'aime pour ce que tu es, et non pour ce que tu fais. Mais, et là je vais parler pour moi-même, c'est plus facile à dire qu'à vivre ; ou pour dire différemment plus facile à intellectualiser, c'est à dire avoir une réflexion consciente sur le concept et y adhérer (ou non) intellectuellement, que de le percevoir, un peu comme une intériorisation du concept, c'est à dire le faire sien à un niveau plus fondamental, plus dans l'ordre du ressenti émotionnel.

C'est pour ta manière unique d'aborder le monde que l'on t'aime. Et ça, personne ne peut le faire à ta place ni te remplacer.

3. Le mardi 29 mars 2016 à 20:57, par Natacha :

Balise, mille mercis pour commentaire très positif, qui a au moins l'utilité de me donner le sourire à 7h (et quelques) du matin \o/

Du coup je vais essayer de rassembler mes idées pour débloquer ces billets que j'avais jetés dans les limbes

semarie, juste pour clarifier pour qu'il n'y ait pas de mal entendu, je me pose la question « À quoi je sers ? » comme je me poserais la question « Est-ce que je sais faire une quiche ? » Mon petit paragraphe (ajouté après coup) sur mes tendances utilitaristes prête peut-être à confusion, mais je ne me sers de ces tendances que pour évaluer des possibilités dans un choix, pas pour juger des situations ou des gens.

Donc je me demande si je sers à quelque chose ou à quelqu'un sans que ce soit un jugement global sur ma personne ou sur mon existence. J'accepte de ne servir à rien aussi bien que de ne pas savoir faire de quiche : ce n'est pas vraiment positif, mais c'est loin d'être rédhibitoire. Et comme je réfléchissais sur cette caractéristique utilitaire, je mettais volontairement de côté les aspects émotionnels qui ne sont pas assez forts pour être utilitaires.

Pour le corps du commentaire proprement dit, je ne trouve pas grand chose à répondre, en dehors de merci beaucoup de me le rappeler. À force de nager dans mes propres idées, j'oublie parfois l'autonomie intellectuelle que j'entretiens et dont peut découler un point de vue plus original et potentiellement intéressant que sans cet effort.

4. Le mercredi 30 mars 2016 à 4:28, par Laurent :

Je suis ton flux RSS pour me "garder le lien". Pour ma part quand j'écris sur mon blog, j'ai arrêté de me soucier de mon lectorat potentiel depuis longtemps :-)

5. Le jeudi 31 mars 2016 à 21:04, par _FrnchFrgg_ :

Bon, alors pour ma part, je lis tout (y compris les gazettes, que Virginie lit aussi d'ailleurs contrairement à ton blog où elle ne va pas AFAIK).

Reste que laisser des commentaires dans cette vie de fou avec des enfants qui te tirent sur la jambe parce que "PAPAPAPAPAPAPAPAPAPAPAPAPAPAPAPA" pendant que tu finis le 3e paquet de copies et qu'il en reste trois et qu'il faut encore lancer une lessive passer l'aspi et faire à manger parce que Virginie travaille jusqu'à 22h, c'est pas toujours ma priorité.

D'autant que j'essaie de n'intervenir que pour faire passer des messages très intéressants, visionnaires et indispensables, donc ça limite sévèrement les occasions.

Ça me manque, nos conversations qui invariablement durent si longtemps qu'après je suis dans la scatologie censurée pour rattraper la vie qui ne m'a pas attendu, et me faire pardonner par Virginie qui aurait préféré que je ne disparaisse pas 2h30 — à cause d'une autre femme en plus (non je rigole de ce côté là elle n'est pas jalouse).

D'un autre côté, si on renouait le contact de manière numérique (IRC ou autres), je pense que la qualité de mon boulot ou de mon temps familial en prendrait un sacré coup, alors... Disons que je fais partie des dépendants à Nat anonymes.

Encore que tu remplacerais avantageusement mes — heureusement rares — marathons xkcd...

6. Le dimanche 3 avril 2016 à 10:17, par Natacha :

laurent et _FrnchFrgg_, je voulais l'écrire dans l'article, mais visiblement je l'ai oublié : le premier rôle de ce weblog est de proposer du lien aux gens qui me connaissent (comme la gazette évoquée par _FrnchFrgg_, qui est une sorte de weblog privé en forme de mailing-list), mon ego n'étant pas très propice aux motivations narcissiques.

Je suis donc très contente de voir que ce rôle est bien rempli, et je vous remercie sincèrement d'avoir pris le temps de l'indiquer.

Cela étant, je ne suis pas encore complètement convaincue que l'entretien du lien humain soit utilitaristement non-négligeable.

_FrnchFrgg_, je te remercie d'autant plus d'avoir pris le temps d'écrire ce commentaire (et tous les autres) que j'ai conscience de ta vie chargée.

À moi aussi, ces longues conversations à bâtons rompus me manquent, et je reste surprise de la rareté des partenaires avec qui cette activité est possible (surtout depuis que je ne fréquente plus les milieux comme l'École ou le labo' de thèse).

En même temps, j'ai l'impression que j'ai beaucoup plus de facilités que toi pour dépenser 2h30 de façon pas immédiatement et évidemment utile, parce que j'ai la « chance » d'être intellectuellement très peu endurante. Quelque soit l'activité professionnelle/utile, je ne sais que me donner à fond, et je me transforme en zombi improductif tellement rapidement qu'il reste facilement plus de 2h30 dans la journée pour faire d'autres trucs.

J'ai ainsi d'autant plus de respect pour ta vie super-active que je serais incapable de tenir la même.

J'aurais tendance à penser qu'un contact numérique asynchrone n'a pas nécessairement un impact déraisonnable sur la vie familiale ou professionnelle, mais ça demande une certaine discipline et priorisation des activités. Je sais que j'ai cette discipline pour IRC, le mail, etc, mais si la FoMO ou l'« effet tunnel » rendent ça aussi dur que pour moi de résister à un paquet de dragibus ouvert, je comprends tout à fait l'abstinence.

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  • Publié le 28 mars 2016 à 22h19
  • État de la bête : grosse remise en question personnelle
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