Déménager sans bouger

Comme dans le billet Je craque, je vais explorer dans le présent billet ma réaction à la crise en train de se dérouler et qui sature tant de média, donc je n'en voudrai à personne de zaper ce billet ou d'y revenir beaucoup plus tard. Cependant, la première partie est garantie sans covid, et développe simplement une révélation récente sur la différence d'état d'esprit entre déménager et partir en vacances.

Vacances ou déménagement

Il y a matériellement une certaine ressemblance entre partir en vacances et déménager : on se déplace avec un tas d'affaires du quotidien pour aller vivre ailleurs.

La différence fondamentale entre les deux est que les vacances sont provisoires, avec un retour à plus ou moins court terme vers la résidence habituelle, alors que le déménagement est un aller simple ; mais ces considérations ont plus d'impact mental que sur la réalité concrète.

D'accord, il y a une différence concrète sur la quantité d'affaires emmenées, parce que les lieux de vacances sont souvent équipés de plus ou moins d'objets du quotidien qu'il n'est donc pas nécessaire d'emmener, et parce que le déménagement implique généralement la perte du lieu de départ, donc il faut bien faire quelque chose de toutes les affaires qui s'y trouvent.

Mais au-delà de ces aspects logistiques, je m'intéresse ici surtout aux différences dans l'état d'esprit.

Les vacances comme les déménagements représentent une rupture dans la vie quotidienne, mais le caractère temporaire des vacances fait qu'on accepte beaucoup plus facilement des inconforts ou des contrariétés mineures dans ce nouveau quotidien. Pourquoi se battre si ce n'est que pour deux semaines ? Les bienfaits de la nouveauté (pour ceux à qui ça plaît) peuvent aussi faire oublier des points négatifs mineurs.

Les vacances sont même parfois vécues comme des révolutions contre le quotidien, donc certains ne cherchent même pas à se fabriquer un nouveau quotidien en vacances, et se contentent de prendre les choses comme elles viennent dans cette période.

À l'inverse dans un déménagement, la perspective du long terme va donner envie de corriger, ou de trouver un compromis, sur tous les points négatifs, même mineurs, pour trouver un nouveau quotidien au niveau de l'ancien.

Un autre effet du caractère temporaire des vacances est qu'on ne se purge pas complètement du quotidien « normal ». Même lorsqu'on prend des vacances dans le seul but de casser ce quotidien, on reste conscient qu'il faudra y revenir.

Donc même dans des vacances pour « se vider la tête », le quotidien reste quelque part dans un coin de la tête, comme en veille, prêt à être récupéré (avec plus ou moins d'effort) une fois rentré de vacances.

Tandis qu'un déménagement s'accompagne d'un travail mental pour « tourner la page », voire faire le deuil de son ancienne vie.

J'ai l'impression qu'on peut retrouver ce schéma dans d'autres domaines, mais si je vois plein d'homologues au déménagement, comme les ruptures amoureuses ou les changements d'employeur, j'ai du mal à trouver les homologues aux vacances qui leur correspondent.

Ma vie dans la crise sanitaire

Pour vous rappeler les épisodes précédents, j'ai plutôt bien vécu le premier confinement ; ensuite j'ai plutôt moins bien vécu le déconfinement parce que j'ai perdu ce qui m'a plu dans le confinement sans retrouver ce qui me plaît dans la vie normale ; et le comportement des diverses autorités a fini par me faire craquer.

Comment ai-je géré ce craquage ?

Mal, probablement, comme tout le monde. Je veux dire par là que je ne suis pas en train de vouloir donner des conseils, ou prétendre qu'il faut faire comme moi ; et je ne prétends même pas que c'était la bonne chose à faire à mon échelle ; je dis juste que c'est ce que j'ai fait.

J'ai déménagé, mais sans me déplacer.

J'ai abordé le premier confinement comme des vacances, comme une rupture temporaire de la normalité, avec un jour un retour au quotidien habituel, que j'ai même prédit publiquement.

Comme évoqué dans la partie précédente, j'ai donc accepté un quotidien anormal que je ne pourrais pas accepter durablement, et j'ai gardé dans un coin de ma tête la « vie d'avant » pour y revenir à mon retour de vacances crise.

Je pense même que ça a contribué significativement à mon vécu du premier confinement, même si ce n'était pas la nouveauté, mais la nécessité sanitaire, qui m'ont fait accepter le quotidien anormal. Et c'est aussi dans cette perspective que j'ai tout fait pour maintenir ma santé mentale, au détriment de ma condition physique.

Je pensais pouvoir tenir ce premier confinement très longtemps, car je me doutais bien que la pandémie ne serait pas réglée en quelques mois. D'ailleurs je crois encore que j'aurais pu tenir un premier confinement poursuivi jusqu'à Noël, moyennant des adaptations mineures et progressives.

Ce que je n'ai pas tenu, ce sont les demi-mesures et les inepties post-déconfinement, et j'ai craqué.

Et aujourd'hui je me retrouve à constater qu'en me relevant, j'ai déménagé.

Sans changer de coordonnées géographiques, j'ai déménagé dans un pays où il est de coutume d'abuser de son pouvoir à tous les niveaux hiérarchiques, dans un état proto-policier (où être en règle ne suffit qu'en période de « tolérance »), où il est normal d'instrumentaliser le pathos d'une anecdote pour refuser le contrôle d'un régime d'exception par un parlement de pacotille, où le fonctionnement normal est de changer les lois plusieurs par semaine sans logique ni cohérence. Certains diraient un absurdistan autoritaire, j'ai une formulation plus mesurée mais je n'en pense pas moins.

J'ai mentalement tourné la page de ma « vie d'avant » et de tout ce qui allait avec, et j'ai commencé à refaire ma vie et mes habitudes dans ce pays étrange qu'est la Francovid. J'ai commencé à me construire une nouvelle normalité dans ces nouvelles conditions, au lieu de rester dans une rupture temporaire de normalité.

Certes, c'est un déménagement vers un pays moins accueillant, et une situation moins confortable par à peu près tous les aspects, mais ce n'est même pas la première fois que je subis un tel déménagement. Et puis c'est le déménagement le moins pénible de toute ma vie en termes de logistique.

Cela dit, je reste sur ma prédiction selon laquelle la vie d'après ressemblera beaucoup à la vie d'avant, mais ce sera un nouveau déménagement, et la quantité d'éléments du quotidien que je retrouverai risquent de ne pas être aussi nombreux que si c'était un retour de vacances.

J'imagine qu'on pourrait interpréter tout ça sous le prisme Kübler-Ross en mettant ça sous l'étiquette « acceptation », et c'est peut-être un bon résumé du présent billet, mais j'apporte en plus l'élément que sont les dégâts collatéraux dans ces éléments du quotidien que je ne retrouverai plus même en réaménageant.

Et je soupçonne que la confiance dans les institutions en fasse partie.

Et du coup je me dis que je ne suis peut-être pas la seule à le vivre à peu près comme ça. Et peut-être qu'il y a suffisamment de monde dans ce cas pour que soit en train de couver une crise politique qui n'est pas négligeable devant les crises sanitaire et économiques.

Nous vivons une époque intéressante

Commentaires

1. Le mardi 17 novembre 2020 à 17:04, par Mouton noir :

"J'ai mentalement tourné la page de ma « vie d'avant » et de tout ce qui allait avec, et j'ai commencé à refaire ma vie et mes habitudes dans ce pays étrange qu'est la Francovid. J'ai commencé à me construire une nouvelle normalité dans ces nouvelles conditions, au lieu de rester dans une rupture temporaire de normalité."

Merci pour votre analyse introspective qui me donne au moins un scénario de réponse à cette question qui m'obsède "Pourquoi quasi toute la France reste figée voire apathique face à ce pays qui glisse doucement et sûrement vers l'autoritarisme ????!".
C'est pour moi une terreur immense de devoir continuer à vivre dans une telle ambiance d'acceptation générale de dérives si liberticides. Votre état d'esprit personnel ne me rassure donc pas du tout. Mais au moins, il donne une voie d'explication. :/

2. Le jeudi 19 novembre 2020 à 12:08, par Natacha :

Merci beaucoup pour ce commentaire.

Ma première réaction à sa lecture a été la surprise, parce que j'ai tellement l'habitude d'avoir un point de vue ultra-minoritaire que je n'imaginais pas qu'on puisse généraliser ce que je décris ici à « quasi toute la France ».

Cela dit, je vois un petit problème d'échelle dans cette généralisation. Dans ce billet, je décris quelque chose de l'ordre de la réaction immédiate pour assurer ma survie, ce qui est beaucoup plus court terme et qui n'est pas du tout au même étage de la pyramide de Maslow que la tendance politique du pays.

Un peu comme si, hypothétiquement ou métaphoriquement, je décrivais ici une réaction paniquée à une agression, réaction qui se termine malencontreusement par la mort de l'agresseur, et sans que j'en éprouve de la culpabilité ; ça n'a pas grand chose à avoir avec l'acceptation générale du rétablissement de la peine de mort pour les agressions.

C'est un peu dans ce sens que je voyais mon avertissement dans le troisième paragraphe de la deuxième partie.

Cela dit, indépendamment de l'histoire ici, il est vrai que je reste figée voire apathique face à ce pays qui glisse doucement et sûrement vers l'autoritarisme, et quelque part je partage en même temps ta terreur, même si j'ai tendance à le dire avec des mots plus posés. Il y a quelque chose d'inconfortable dans ce grand écart, et il me semble intéressant de chercher à l'expliquer.

À force d'avoir un point de vue ultra-minoritaire, et de ne pas avoir les compétences sociales pour au moins l'expliquer, j'ai une forme d'impuissance apprise envers la politique. Je considère le contrat social comme quelque chose qui m'est imposé sans aucun autre choix de ma part que faire avec ou partir à l'étranger en chercher un autre plus à mon goût.

Ça fait depuis très longtemps que je déteste le contrat social en France. Déjà en 2015 j'avais l'impression qu'on me resservait une louche de merde alors que je n'avais pas fini la ration précédente dans mon assiette. Peut-être pas déjà en 2002, mais pas si longtemps après, j'étais déjà enragée par le théâtre sécuritaire au point d'avoir envie d’organiser des attentats juste pour faire éclater au grand jour à quel point ce sont des inepties.

J'ai gardé tout ça à l'intérieur, parce qu'il y a un certain nombre de choses (en fait surtout des gens) qui me retiennent en Absurdistan, et je révise régulièrement depuis longtemps le compromis entre elles et partir chercher ailleurs un contrat plus à mon goût.

Peut-être que c'est une fause impression de solitude et qu'il y a plein de gens comme moi qui attendent juste d'avoir l'impression de pouvoir y faire quelque chose pour le faire enthousiasme. Il n'y a que le rasoir de Hanlon qui me fasse penser que ce n'est pas le cas.

3. Le mercredi 4 mai 2022 à 18:45, par D :

C'est avec des lectures et des films que j'ai compris que ce n'est pas tant le pays que ma compréhension qui a changé. Et qu'on a depuis longtemps vécu en Absurdistan.

J'y ai compris que c'est juste une conséquence probable de l'exercice du pouvoir...

Regarde les films "Les promesses" (2021), "l'exercice de l'État" (2011), lis "Quai d'Orsay" (2011), et certains passages du dernier tiers de "La curée" (1872), de (c'est ce qui concerne le plus la répression du covid), de "La Conquête de Plassans" (1874 ; c'est ce qui concerne le moins vaguement la répression des manifs pendant le covid), et de "Lucien Leuwen" (1834).

C'est marrant que dans ces romans, les dénonciations sont faites dans le dernier tiers, comme s'il s'agissait pour Zola d'endormir la censure (Stendhal a préféré retarder la publication à après sa mort).

6. Le dimanche 15 mai 2022 à 8:40, par Natacha :

Merci pour ces références !

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  • Publié le 15 novembre 2020 à 16h29
  • État de la bête : psychologiquement précaire
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