Consentement au soutien
J'ai déjà écrit plusieurs fois (par exemple dans L'écrit contre l'oral) que j'aime les fictions qui me lancent dans une réflexion intéressante.
La dernière en date est une situation que j'ai déjà rencontrée plusieurs fois dans les fictions, et je m'interroge ici sur sa transposition dans la réalité.
J'aurais bien aimé pouvoir juste coller un lien vers tvtropes.org pour décrire cette situation fictive, parce que j'ai l'impression d'avoir rencontré ce schéma assez souvient pour qu'il ait droit au statut de trope, mais je ne l'ai pas trouvé.
Donc à la place, je vais décrire en termes généraux la situation, et ensuite développer les problèmes que je vois dans sa transposition dans la réalité.
Le soutien contre son gré
Il y a d'abord un personnage que je vais appeler V, qui est provisoirement dans un très mauvais état émotionnel, que ce soit à cause d'une situation authentiquement merdique, du retour d'un traumatisme, d'un effet magique, ou de toute autre raison.
Pour des raisons liées à la personnalité de V ou à la situation ou à la combinaison des deux, V rejette toute forme d'aide ou de soutien, et cherche à gérer la situation en solitaire.
Il y a un autre personnage, que je vais appeler S, émotionnellement lié à V, qui fait fi du refus explicite de V, et qui reste pour aider, généralement en déployant des efforts à la fois pour lutter contre la situation et contre le refus de V.
Une fois la situation résolue, V se rend compte son refus était une erreur, tout le monde est très content que S soit resté, et la relation entre S et V en ressort renforcée.
Comme cette description est volontairement très générale, il existe toute une gamme de scènes qui peuvent y correspondre, des plus mauvaises aux meilleures, et des plus problématiques aux plus consensuelles.
Il me semble que Unwanted Rescue n'est pas loin de ce que je décris, mais c'est à la fois trop étroit parce que S peut être simplement un soutien et non un sauveur (c'est le cas dans mes variations préférées), et trop large parce que S (et le lecteur) sait que l'intervention est utile, et V le sait aussi à la fin.
Quelque part, le cœur de la situation est que S piétine le non-consentement de V parce que la situation rend ce non-consentement invalide, et S connaît suffisamment bien V pour prendre les bonnes décisions du point de V en situation normale, et agir optimalement par intérim.
Donc c'est plus proche du tresha des Aandrisks que du sauvetage à proprement parler.
L'applicabilité réelle
J'ai peur qu'il ne soit pas superflu de préciser à ce stade que le fait que l'apprécie ou non une situation fictive n'a aucun rapport avec mon avis ou mes réactions sur la même situation dans la réalité.
Cela étant, ce schéma de situation m'interpelle particulièrement parce que je sais que ça existe. Pour mon bien-être émotionnel comme pour ma ligne éditoriale, je ne vais pas rentrer dans les détails, mais j'ai vécu la situation en tant que V, en me rendant compte a posteriori de l'importance du soutien de S, éventuellement parce qu'il a respecté le non-consentement ou que j'ai pu me retenir d'exprimer le rejet.
La fiction permet donc d'envisager ce schéma dans la réalité sous l'autre point de vue. Que faire en tant que S ?
Le gros problème de la réalité, c'est qu'on n'a pas exactement toutes les informations sur la situation, et qu'on ne peut pas utiliser les heuristiques sur quels cas feraient une bonne histoire.
Donc en tant que S, il y a la question très difficile d'évaluer l'état mental de V pour décider s'il est préférable de soutenir ou de respecter le non-consentement.
Et je n'arrive pratiquement pas à imaginer de situation réelle dans laquelle je ferais autre chose que déguerpir, éventuellement après un ultime « es-tu vraiment sûr ? », si quelqu'un voulait explicitement gérer quelque chose sans moi.
Il y a une partie de fragilité personnelle : je ne me sens légitime auprès de personne, j'ai toujours l'impression que ma bienvenue peut expirer à n'importe quel moment sans que je perçoive ni raison ni signe avant-coureur, et si on me jette dehors je serais plutôt à m'excuser de ne pas avoir deviné toute seule plus tôt que l'espace était mieux sans moi.
Il y a aussi une partie plus profonde, une espèce de dogme selon lequel l'esprit de l'Autre m'est complètement inaccessible, qu'il n'y aucun moyen pour moi d'avoir la moindre idée de ce qu'il se passe dans sa tête, et donc a fortiori que je suis complètement incapable d'être mieux placée que la personne concernée pour savoir ce qu'il lui faut.
À la limite, je suppose que je serais capable de faire appliquer une volonté différée de la personne. Par exemple si V voulait expérimenter un nouveau psychotrope récréatif et me demandait explicitement de l'empêcher de faire quoi que ce soit qui prête à conséquence tant que les effets ne sont pas dissipés. Ou plus acceptable socialement, quelqu'un qui sait qu'il a l'alcool mauvais et qui me demanderait d'aller jusqu'à utiliser la force pour l'empêcher si possible de trop boire, ou à défaut de mettre les autres hors de danger.
Même si dans les deux cas je n'ai pas du tout l'impression d'être à la hauteur d'une telle responsabilité, et j'essayerais de proposer une autre solution plus fiable.
Conclusion
Je suis donc gênée par le paradoxe entre le fait qu'il existe manifestement des situations réelles qui ressemblent à ce schéma fictif, c'est-à-dire où le meilleur résultat pour tout le monde est de passer outre le non-consentement de V, et l'impression que je n'arriverai jamais à les percevoir à temps, en me rendant ainsi responsable d'un résultat beaucoup moins bon.
Objectivement, respecter le consentement de quelqu'un me semble être une bonne heuristique par défaut, mais je ne suis pas complètement convaincue qu'adhérer strictement au principe suffise à compenser la moindre qualité du résultat.
Dans un registre complètement différent, c'est peut-être un problème similaire à la présomption d'innocence : par principe il vaut mieux laisser libre un coupable que punir un innocent, même si les conséquences pratiques du cas d'espèce ne sont pas évidemment meilleures que dans l'alternative.
J'ai juste l'impression qu'il est possible de faire mieux dans les situations que je décris ici, alors que pour la présomption d'innocence je n'ai pas cette impression.
Alors, comment faire mieux ?
Commentaires
1. Le dimanche 27 juin 2021 à 22:30, par Balise :
Je crois que la clé dans ce genre de situations c'est l'itération (comme dans "iterated prisoner's dilemma" ;) ). Une fois le gros de la crise passé, discuter (en tant que S) avec la personne (V) et éventuellement pointer que "ton" (S) défaut est de respecter le consentement, mais que t'étais pas sûre que c'était effectivement la chose à faire, et qu'est-ce qu'il faut faire la prochaine fois, et quels sont les paramètres dans lesquels c'est acceptable/une bonne chose. Peut-être. Possiblement.
2. Le mercredi 4 mai 2022 à 17:00, par D :
"V rejette toute forme d'aide ou de soutien" suppose qu'il y a communication.
Donc l'idéal, pour aider sans aller contre son consentement, serait juste de ne
pas rompre cette communication (je suppose que V n'a pas exprimé vouloir mettre
fin à la communication), et avant la fin de cette communication, si possible
faire accepter une aide, voire que V renonce à ce rejet.Bien sûr, c'est très compliqué à faire, et pour ceux qui comme moi ne sont pas
surhumains, on peut se contenter de trucs appris comme paraphraser ce que la
personne a dit dans cette communication, sans aborder de thème que la personne
n'y ait pas abordé. Ou aussi, dire que la bonne profession à contacter est X
(et si possible, recommander une ou plusieurs personnes Y de cette profession,
un S peut faire un préfetch pour les V potentiels autour de lui). En effet, si
S joue le rôle du professionnel, il perd dans tous les cas:- s'il réussit, il aura marché sur le consentement de V, c'est pas rien, et V
se sentira, dans une faible mesure, pas très bon car il n'aura pas été
capable de comprendre qu'il avait besoin d'aide.- s'il se plante ou même s'il y a des erreurs avec de petites conséquences, il
sera personnellement et psychologiquement responsable et abîmé. En plus de ne
pas avoir attendu ce consentement.En plus, mais ça n'est pas systématique, il ne faut pas que S attende de la
gratitude de V (ou des autres) à l'échelle des risques et surtout des coûts
variés que S a pris, et si ça n'apporte rien à S de jouer le rôle de sauveur il
va déchanter rapidement si c'est répété (par exemple si S est bénévole).Tandis que Y, s'il réussit, va quand même laisser à V le mérite d'avoir appelé
Y, et si Y rate, c'est "juste" dans le cadre pro qu'Y a eu un échec, et Y et S
peuvent se dire que Y a eu la formation nécessaire pour faire au mieux et des
fois ça suffit pas, et Y ne connaît pas V personnellement.Lorsque V consent à l'aide de S, c'est tout autre chose, si ça rate, S peut se
dire qu'il a fait ce qu'il a pu mais ça n'a pas suffit, ... Si ça réussi, c'est
génial à tous points de vue. Et l'aide peut, ou pas, consister à proposer X ou Y.
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