Rencontre routière
Il m'est arrivé une étrange aventure l'autre jour alors que je chevauchais mon destrier mécanique, et j'ai à la fois peur de lui donner trop d'importance et peur de passer à côté d'une leçon importante.
Donc je vais vous la décrire ici avec mes réflexions, comme une entrée blogesque, au lieu d'une rapide description factuelle dans mon journal d'une apprentie motarde, dans l'espoir de confronter des avis extérieurs et ainsi me clarifier les idées.
Quelques éléments de contexte
L'histoire se passe sur le périphérique parisien, et nécessite peut-être quelques éléments de contexte général. Je prends le risque de biaiser votre perception de mon histoire en attirant l'attention sur ces points, alors qu'il y a peut-être d'autres éléments que j'ai raté et que je passe sous silence, et que vous ratez donc aussi.
Il m'arrive donc d'emprunter le périphérique parisien pour diverses raisons, mais jamais pour le plaisir.
Un des grands principes que j'ai appris dans ma formation motocyclique, c'était de ne jamais faire quelque chose que je ne sens pas.
Malgré la fin de la première expérimentation de la circulation en inter-files, j'ai continué cette pratique suivant à peu près les mêmes paramètres : uniquement entre les deux voies les plus à gauche et à une vitesse que « je sens ».
Concrètement, sur le périphérique, je ne dépasse que très rarement 30 km/h en inter-file, et dans ces cas c'est de peu et bref. J'ai suffisamment de patience pour rester au milieu de ma file quand elle avance à 35 km/h.
Il se trouve que je suis beaucoup plus timorée que la plupart des autres conducteurs de véhicules capables de circuler en inter-file, et donc il n'est pas rare que je me fasse rattraper. Habituellement quelques fois par kilomètre, je me range sur une des deux files adjacentes pour laisser passer un ou plusieurs autres usagers.
À cette occasion, il n'est pas rare que les motards qui passent me fassent un signe du pied ou de la main pour me remercier de les laisser passer.
D'autre part, avec ma tendance à respecter les limites de vitesse pour éviter les ennuis administratifs liés à la perte de point, il n'est pas rare que je me fasse doubler par des motards dans plein d'autres circonstances, et ces motards me font souvent un signe de salut, de la main ou du pied.
Je me plaignais récemment à un ami que je ne pouvais pas retourner ce salut, parce que sans aller jusqu'à dire que les rétroviseurs de moto sont une vaste blague, la visibilité vers l'arrière reste nettement moins bonne que vers l'avant, et je ne vois pas trop quel signe de salut peut être raisonnablement visible pour un motard devant moi.
Il m'a dit qu'il salue du pied avant d'être doublé, lorsque l'autre motard est encore derrière, ce qui résout le problème de façon tellement simple que je me demande pourquoi je n'y avais pas pensé.
À partir de là j'ai commencé à faire ce salut, y compris juste avant de quitter l'inter-file pour laisser passer un motard.
La rencontre
Ce jour-là j'étais sur un périphérique bien ralenti, en accordéon, au point de pouvoir faire de l'inter-file utile vers 20-25 km/h et d'avoir souvent des occasions de me rabattre pour laisser passer les autres usagers de l'espace inter-filaire.
À un moment j'arrive en vue d'un motard en BMW K1200R, arrêté en travers de la voie du milieu (juste à ma droite, donc), prêt à s'insérer dans l'interfile. J'ai beaucoup ralenti pour le laisser passer devant moi, mais comme il n'avait pas l'air de partir, j'ai continué mon chemin dans l'inter-file. Il s'y est engagé juste après moi.
Je m'attendais à ce qu'il me trouve trop lente et me fasse signe pour que je me rabatte, mais il ne l'a pas fait. J'ai conduit aussi vite que possible, ce qui restait très lent par rapport aux habitués, pour le déranger le moins possible, quitte à sortir de ma zone de confort.
Je crois que j'ai essayé de me rabattre une fois, et qu'il est resté derrière moi, mais je ne suis pas complètement sûre.
En tout cas j'ai fréquemment vérifié qu'il était encore derrière moi, et qu'il ne montrait aucun signe d'impatience, parce que c'était quand même la première fois que j'ai été suivie en inter-file.
Pendant toute cette histoire, je l'ai traité comme si la première fois que je l'ai vu était arrêté dans la voie du milieu, mais en repensant à cette histoire, je suis à peu près sûre qu'en fait il était arrivé derrière moi avant tout ça, je me suis rabattue pour le laisser passer, et il est passé en me saluant de la main. Bref, une interaction interfilaire tout à fait habituelle, comme j'en ai peut-être connu des centaines. Je ne me souviens plus si j'ai tendu le pied avant de me rabattre, pour le saluer avant qu'il me dépasse, mais j'imagine que je l'ai probablement fait.
Ensuite je me suis rabattue sur la voie du milieu, mais je me souviens plus exactement pourquoi : c'était soit ma première tentative de le laisser passer même s'il ne semble manifester aucun besoin d'aller plus vite que moi, ou j'avais essayé une fois avant et il m'avait suivie et dans ce cas je ne sais pourquoi je me suis rabattue une deuxième fois. Peut-être que la première fois n'était pas assez claire pour conclure ?
Bref, alors que je me rabats, il se rabat aussi et avance à mon niveau et me crie de le suivre parce qu'il veut me donner des conseils.
À ce stade, j'ai reconnu la situation classique d'être interpelée par un inconnu, donc potentiellement dangereux, sans avoir de contrainte horaire. J'ai donc suivi le chemin de moindre résistance et coopéré.
Je l'ai suivi le long de la rampe de sortie du périphérique et dans la rue jusqu'à zone proche où nous nous sommes arrêtés. Nous avons discuté pendant environ dix minutes, et chacun est reparti de son côté.
J'ai trouvé son départ assez impressionnant par l'angle qu'il a pris pour faire l'angle droit entre la sortie du trottoir et l'entrée dans la rue ; j'aurais bien vu 45° mais je pense que je surestime l'angle exact. Ça ne me semble pas spécialement utile, je crois que j'aurais pu suivre la même trajectoire avec ma conduite basse vitesse et verticale comme un vélo ; je ne saurais pas dire si pencher lui a permis de le faire plus vite, ou si c'est juste plus flashy.
Rien d'extraordinaire jusque-là, parce qu'évidemment toute la difficulté est dans l'interprétation de la discussion.
La discussion
Malheureusement, je n'ai aucun moyen fiable de décrire cette conversation de façon neutre, la retranscription que je vais en faire va être fatalement biaisée par mes impressions a posteriori. Je ne me moquerai plus jamais des dashcams moto qui veulent enregistrer du son, et il faudra que je regarde si mon ordiphone peut assurer cette fonction.
En substance, il disait que périphérique à moto c'est dangereux, qu'il y a des gens qui y meurent tous les jours, qu'il ne faut pas y aller quand on ne maîtrise pas, et que manifestement je ne maîtrise clairement pas et que je risque ma vie à chaque fois, que c'est dramatique, qu'il ne peut pas laisser faire ça. Il avait remarqué ça la première fois que je l'ai laissé passé, mais il est ensuite allé derrière moi pour vérifier et m'interpeler.
Et il m'a laissé son numéro de téléphone pour que je l'appelle et qu'il me « donne une leçon » bénévolement, que je monte derrière lui sur sa moto pour qu'il me montre comment on fait.
Et à l'appui de son discours, ses propres exploits, à 160 km/h sur le périph' ; un accrochage de guidon avec un autre motard à 180 km/h sur l'autoroute qu'il a pu débloquer grâce à son sang-froid et sans accident ; son expérience sur circuit, etc.
Et aussi évidemment des choses que je fais mal, comme le manque évident de maîtrise et de vitesse, la trajectoire approximative, le réservoir pas assez serré avec les cuisses, et que je regarde trop souvent dans le rétroviseur.
Dans le feu de l'action, j'ai trouvé ses exploits un peu exagérés mais pas impossibles, avec mes tendances à l'autodévalorisation, et même si j'avais déjà remarqué les non sequitur (aller à 160 ou 180 ou sur une piste n'a aucune pertinence pour l'interfile, et je n'arrive toujours pas à concevoir comment plus de vitesse peut diminuer de quelque manière que ce soit la dangerosité de l'interfile), j'ai accepté volontiers la critique.
C'est plus général chez moi, je prends toutes les remarques et je cherche à en tirer un maximum de leçons, avec une certaine frustration quand je ne peux rien en faire.
C'est peut-être ça d'ailleurs le piège : comme on me fait des remarques, je veux en tirer des leçons, donc je mobilise tout ce que je peux pour en mémoriser le plus possible, et j'y reviens encore et encore ensuite.
Serrer le réservoir avec les genoux, c'est le truc de base qu'on apprend à la moto-école, mais ça devient automatique, donc je n'ai plus la certitude de bien le faire, sauf quand je reprends la moto après longue pause, auquel cas les muscles de mes cuisses le rappellent douloureusement le lendemain.
Trop regarder derrière, c'est tout à fait possible, surtout si c'est au détriment du temps passé à regarder devant, mais son observation est biaisée par les circonstances que j'ai décrites : quelque chose d'inhabituel et d'inquiétant derrière moi.
D'ailleurs la remarque sur le serrage de réservoir, est-ce que ça ne pourrait pas être une mauvaise interprétation du pied que j'ai tendu pour le saluer ?
Et cette histoire de trajectoire mal maîtrisé, est-ce qu'il n'a pas sur-interprété ma tendance à équilibrer l'espace à gauche et à droite (pour être aussi loin que possible des deux dangers de collision), et donc à plus ou moins zigzaguer suivant la largeur et la position des véhicules voisins ?
Mais d'un autre côté, il a peut-être raison quand il dit qu'au premier automobiliste qui fait de la merde je vais y rester. Je n'ai jamais eu de « presqu'accident » ni même de surprise, donc je n'ai aucune idée de la marge que j'ai pour y faire face. N'ai-je esquivé l'accident jusqu'à présent que par la chance ?
Et puis à force d'y repenser, j'ai commencé à me demander si arborer du rose sur mon blouson et mes chaussures a pu le conduire à me sous-estimer. Voire à chercher une façon de m'aborder pour établir quelque chose. Tout cela aurait-il pu n'être qu'une manœuvre de drague motarde sans aucune autre valeur ? Y a-t-il au moins quoi que soit à tirer de toute cette interaction ?
Bref, je m'en sors avec une grosse claque à la confiance en soi et des tonnes de questions, et je lirai volontiers vous réactions dans l'espoir de démêler un peu tout ça. (Les critiques motocycliques sont bienvenues aussi, mais ce n'est peut-être pas en lisant mon weblog qu'on peut en formuler.)
Commentaires
1. Le samedi 31 juillet 2021 à 22:43, par Balise :
Je vois dans ton compte-rendu... principalement quelqu'un qui essaie de se faire mousser, et personnellement j'ai une grande méfiance envers les gens qui se targuent d'expliquer aux autres comment conduire tout en se vantant de péter toutes les limites de vitesse de manière significative. Ça veut pas dire que ça marche pas pour eux.... mais clairement leur manière de conduire et la mienne ne sont pas compatibles, et prendre des conseils dans cette situation me semble du coup assez contre-productif.
Cela dit, va savoir, il a PEUT-ÊTRE un point, et la solution pour s'en assurer est peut-être de reprendre une heure de moto-école avec l'objectif "jvoudrais que qqn me dise si je fais de la merde sur le périph"... ?
PS: t'as un "usagé" à la place d'"usager" qui traîne :P
2. Le dimanche 1er août 2021 à 12:53, par Natacha :
Je comprends le côté « se faire mousser », et je vois assez bien comment tomber dedans en ressentant le besoin de justifier son autorité de donneur de conseils/leçons.
Là où ça me dépasse, c'est quand il décide de prendre le temps de s'arrêter pour que je le rattraper, de m'observer, et ensuite de m'interpeler. J'ai rencontré des gens qui ont un besoin d'auditoire devant lequel se faire mousser, mais jamais au point d'ameuter des gens de l'open-space vers la machine à café, point qui me semble encore moins engageant que se dérouter et faire une scène devant des automobilistes captifs.
En fait jusqu'à présent je n'ai considéré que l'énervement et la rage qui pouvaient faire sortir quelqu'un des rails de ce qu'il est en train de faire, et ces deux émotions ne se retrouvent pas d tout dans son discours.
Et au niveau des solutions pour s'en assurer, je prends très au sérieux ma formation post-permis, je déjà inscrite à un stage de l'AFDM, et je passerai probablement le permis A avant l'été prochain entre autres pour être réévaluée. Je doute qu'il y ait des morceaux de périph' dans tout ça, mais je ne manquerai pas de poser des questions sur cette situation.
Et merci pour le signalement de typo' ☺
3. Le lundi 2 août 2021 à 1:31, par Ruxor :
Je fais peut-être du métasexisme (je veux dire, préjugés sexistes en pensant que les mecs sont machos) en disant ça, mais je soupçonne vaguement une tentative de drague sur un air du style « oh une femme qui fait de la moto, elle est forcément craintive et timorée et attends que moi le vrai mec qui sais rouler à 160 lui explique la vie avec mes brillants conseils devant lesquels elle tombera en pâmoison » (oui, bon, je caricature quand même).
Je dis ça notamment parce que ça fait vibrer les mêmes neurones chez moi qu'un certain nombre de scènes que j'ai observées dans des salles de muscu où je voyais une femme se hasarder à utiliser des machines normalement presque uniquement utilisées par des hommes, et recevoir un tas de conseils non sollicités de certains de ces hommes qui avaient l'air de penser que c'était leur être utiles que de jouer les chevaliers servants coach sportifs impromptus — et il me semble qu'il y avait un petit parfum de drague en plus dans le « et si tu as envie de plus de conseils, n'hésite pas à me redemander ». En tout cas, ce genre de conseils non sollicités touchent les femmes de façon démesurément plus importante que les hommes (si on excepte des conseils très brefs donnés en passant, du genre « attention, vous vous cambrez sans doute trop en faisant ce mouvement »).
Sinon, pour le fond, je partage tout à fait ton ressenti de l'interfile. Je n'aime particulièrement pas le périph, et j'ai aussi tendance à me limiter à environ 30 km/h dessus et à revenir en circulation normale si celle-ci va plus vite ; alors que sur des autoroutes où les voies sont plus larges, je monte plus volontiers à 50 km/h voire au-delà. Dans tous les cas, j'essaie de laisser régulièrement des opportunités aux autres motos en interfile pour me doubler, parce que je sais qu'elles veulent presque toujours aller plus vite que moi.
Par ailleurs, je sais que, même en-dehors des cas d'interfile, le fait d'avoir une autre moto derrière moi a tendance à me déstabiliser (et à attirer exagérément mon attention sur l'arrière) ; je ne sais pas vraiment pourquoi.
Et moi aussi, je fais un salut du pied quand je me fais doubler par une autre moto (le cas contraire étant exceptionnellement rare).
4. Le lundi 2 août 2021 à 23:26, par Natacha :
Ce que tu appelles « méta-sexisme » est exactement ce qui m'a fait prendre autant de précautions oratoires dans l'article : je n'arrive pas à raconter l'histoire sans m'entendre décrire le « dragueur lourd » typique des métros et des rues. Et cette coloration m'embête pour deux raisons.
D'une part, parce que ce n'était pas l'impression dominante sur le coup, même si ce sont les traces de cette impression qui m'ont fait coopérer (ne pas refuser explicitement ses propositions de cours, prendre son numéro, le biper pour vérifier, envoyer un SMS disant que je suis bien arrivée).
D'autre part, parce que je peux concevoir qu'on puisse « tenter sa chance » (même si je n'arrive pas à imaginer d'univers dans lequel ce genre d’interaction peut commencer une relation saine) dans l'oisiveté des abords de trottoirs et des rames de métro, ou même des pauses entre deux exercices de musculation ; mais interrompre sa route et bifurquer sur plus d'un quart d'heure d'observation et de
sermondiscussion, ça me donne l'impression de demander une impulsion bien plus puissante.Évidemment, maintenant que je le formule comme ça, c'est évident que mon introversion me fait sur-estimer l'effort de lancer une interaction sociale. Au cours de mes balades motocycliques, j'ai déjà dépensé plus d'un quart d'heure à l'improviste juste pour aller voir un bout de forêt ; donc je suppose que pour quelqu'un qui a le contact humain plus facile, et qui a l'illusion que ça peut déboucher sur quelque chose, voire qui apprécie cette interaction elle-même, ça peut être un comportement logique.
Enfin pour ce qui est du fond, je n'ai pratiquement pas d'occasion d'essayer l'interfile auto-routière (je crois que la dernière fois était en 2019, quand j'ai connu ma première Vraie Peur mais j'ai effectivement constaté que le 50 km/h y est facile, grâce à la largeur des voies.
En revanche, je n'ai pas l'impression d'avoir un ressenti aussi négatif que le tiens envers le périph', je le vis comme les rues encombrées dans Paris ou la proche banlieue, et c'est compétitif avec les transports en commun (ce que je perds en pénibilité de conduite en situation dégradée je le gagne en n'ayant pas à gérer mon ochlophobie), et je choisis le moyen de transport suivant le temps de trajets et les considérations logistiques connexes (trouver une place, bientôt la payer dans Paris, trimbaler l'armure, etc).
Et le salut du pied avant doublage, tu le fais longtemps avant, ou au dernier moment ? Ou après, en comptant sur le fait que le doubleur regarde ses rétro ?
5. Le jeudi 5 août 2021 à 0:32, par Ruxor :
Le salut du pied je le fais approximativement au moment où ça devient complètement clair que la moto derrière moi entame un dépassement. Quand je rate le coche, je le fais parfois après, mais c'est plus une sorte de réflexe pas très logique qu'un espoir d'être vu dans les rétros.
6. Le lundi 2 mai 2022 à 19:16, par D :
"mais interrompre sa route et bifurquer sur plus d'un quart d'heure d'observation et de ~~sermon~~ discussion, ça me donne l'impression de demander une impulsion bien plus puissante."
L'impulsion de draguer peut être à ce point forte, si si. Mentionner un copain ne suffit même pas toujours à calmer cette impulsion.
7. Le dimanche 15 mai 2022 à 8:33, par Natacha :
Je crois que cette variation du concept de drague m'est toujours aussi étrangère. Je me demande si je comprendrai un jour…
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