Contrôle de la technologie et du corps
Avec les univers futuristes qui reprennent un peu de place dans ma liste de lecture, je repense de temps en temps à l'ambiance cyberpunk dans laquelle j'ai grandi, même si elle n'est plus tout à fait à mon goût.
Il m'arrive aussi parfois de comparer le monde cyberpunk de l'époque avec le monde actuel. Et parfois, je me rends compte que sur certains points, ce monde était optimiste dans sa vision du futur. Quand la réalité est pire qu'une dystopie, il faut faire attention parce qu'il y a sans doute quelque chose d'intéressant derrière.
Par exemple, il y a le progrès technologique, surtout dans l'intégration au corps humain (prothèses cybernétiques, processeurs neuraux, etc), mais je me dis que c'est plus une direction différente qu'a pris notre monde plutôt qu'un progrès objectivement plus lent.
Et puis à proximité de ce genre de réflexions, je tombe sur ce thread Twitter (merci à @bayartb) dans lequel sont décrits une pompe à insuline et un capteur de glycémie qui ne sont pas loin du tout ce qu'on aurait pu appeler à l'époque un pancréas cybernétique.
Sauf qu'un pancréas cybernétique imaginé au millénaire dernier serait resté sous le contrôle de la personne greffée, alors que celui-ci reste de facto dans les mains de son fabricant et des médecins, et ces derniers utilisent ostensiblement leur pouvoir pour houspiller les utilisateurs qui ne feraient pas exactement comme il faudrait.
J'imagine qu'il doit bien y avoir quelques exemples de fictions de l'époque dans lesquels les prothèses cybernétiques restent contrôlées et surveillées par la corp' qui les a fabriquées, mais c'était loin d'être une possibilité largement présente dans l'air du temps.
L'air du temps, c'était plutôt les prothèses plus ou moins foireuses, achetées à la sauvette auprès de types plus ou moins louches, et installées par le charcudoc du coin plus ou moins glauque. On risquait de se faire escroquer ou de subir une panne à un moment inopportun, mais on pouvait aller chez un autre charcudoc un peu moins glauque pour se faire rafistoler.
Les mouchards dans ces appareils étaient envisageables, mais comme des attaques ciblées envers les gens particulièrement significatifs, que des techies talentueux pouvaient contrecarrer sans remettre en cause le fonctionnement normal de l'appareil.
Je crois que le meilleur parallèle (que j'ai piqué aux militants du droit à la réparation) est l'automobile, qu'on peut acheter au prix fort chez un concessionnaire ou avec moins de garanties dans des conditions plus informelles, et une fois propriétaire on peut la modifier, la réparer, ou la démouchardiser soi-même ou chez un mécano' plus ou moins de confiance et plus ou moins labellisé.
Au lieu de ça, notre société est complètement partie dans l'économie de la surveillance, le mouchard est une composante fondamentale de l'architecture de tous les systèmes avancés, et considérer l'utilisateur comme un ennemi est devenu l'état d'esprit par défaut.
Et je ne comprends pas comment nos contemporains font pour accepter ça si facilement.
J'essaye de ne pas le faire parce que ce n'est pas très charitable, et un peu arrogant, mais j'ai tendance à imaginer que les gens se laissent facilement embarquer dans une espèce de tunnel entre leur situation courante et leur objectif immédiat, qui leur fait perdre de vue toutes les bifurcations possibles sur le chemin, comme les pannes ou les malveillances.
Je n'ai pas ce mode fonctionnement, et quand j'envisage de donner une place significative dans ma vie à un outil ou à un processus, j'imagine toute une palette de situations dégradées auxquelles je veux pouvoir faire face.
Par exemple, je m'embête la vie à restreindre mon choix d'ordiphone à des modèles antichocs et étanches pour pouvoir m'en servir pour appeler des secours si je tombe (ou si je suis projetée) dans une flaque ou une étendue d'eau de ce type, et qu'il se retrouve submergé.
De la même façon, si un jour ma survie ou une part significative de mon confort dépend d'un dispositif médical, je vais avoir besoin de compter dessus, ce qui veut dire le comprendre au point de pouvoir le réparer à l'improviste dans une grotte afghane.
Bref, j'ai un besoin d'une sorte de bulle d'autonomie et d'autodétermination, dans laquelle se trouve mon corps et les outils sur lesquels je compte. Ce n'est pas sans déception que je ne pas vraiment vu de réflexion dans ce sens dans le roman intitulé justement « Autonome ».
Autant dire que le pancréas cybernétique évoqué ci-dessus me mettrait hors de moi, et suivant les alternatives possibles ou mon humeur il y a de bonnes chances que je refuse complètement l'appareil ou que je déploie toutes mes compétences présentes et futures en cybersécurité pour en arracher le contrôle.
Et en fait, ce n'est pas limité aux outils que je considère comme une extension de mon corps, ça s'applique aussi à mon corps lui-même. Si ma survie ou une part significative de mon confort dépendait d'une molécule, je chercherais à en sécuriser l'approvisionnement, maintenir un stock, voire chercher comment la synthétiser.
Sans aller beaucoup plus loin on peut trouver l'actualité sur l'avortement au Texas, qui touche aussi aux limites du contrôle de son propre corps, mais c'est un espace conceptuel que je ne veux pas explorer pour le moment. Et par là-bas se trouve aussi la frontière entre le contrôle sur les modifications que l'on peut (ou non) volontairement faire (ou faire faire) à son propre corps, et le contrôle sur les modifications qui s'y produisent spontanément.
Cependant toutes ces considérations supposent d'avoir un moyen de renoncer ou d'échapper aux dispositifs de surveillance. J'imagine toujours naïvement avoir ces moyens, mais c'est parce que je ne suis pas sûre de supporter l'alternative. Et même si j'ai ces moyens, je ne serais pas satisfaite d'un privilège, il faudrait que tout le monde ait ces moyens. Pas forcément de façon à ce que tout le monde soit capable d'utiliser ces moyens, mais de façon à ce que tout le monde puisse le déléguer à la personne de confiance choisie.
Je trouve cette surveillance de plus en plus étouffante. Il y a des administrations et des entreprises qui sont ivres de leur pouvoir et qui devraient tomber pour ça. Et j'ai de plus en plus envie de contribuer à les faire tomber.
J'ai un peu l'impression que notre monde est l'équivalent numérique de (l'image qu'on se fait de) l'ère féodale, avec une population taillable et corvéable à merci, et qu'il va falloir une révolution violente avant d'avoir l'équivalent sur les données de la déclaration des droits l'homme et du citoyen.
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- Publié le 30 septembre 2021 à 20h27
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