Les gens ne sont pas cons

Je vois de plus en plus souvent autour de moi l'affirmation « les gens sont cons », ou des variations de la même idée, de la part de plus en plus de personnes, dans des contextes et des milieux de plus en plus variés.

Je vais dans ce billet m'attaquer à cette affirmation, sans vraiment défendre la négation qui sert de titre à ce billet (ce qui n'est pas la même chose, contrairement à ce que pourrait penser certains non-constructivistes), en vous présentant toutes mes excuses pour le bait-and-switch.

Donc dans les titres qui suivent, les pronoms « ce » et « ça » désignent bien l'affirmation et non pas la négation éponyme.

Ça appelle le fascisme

J'ai moi aussi pu tenir ce genre de propos, jusqu'à relativement récemment, lorsqu'une lecture m'a expliqué que dire « les gens sont cons » c'est aller vers le fascisme, et c'est de là qu'ont commencé la plupart des réflexions de ce billet.

Je suis très triste de ne plus retrouver la référence de cette lecture (si ça vous dit quelque chose n'hésitez pas à me le communiquer), mais l'argumentation m'a suffisamment marquée pour que je puisse en reproduire la substance ici.

En gros, quand quelqu'un dit « les gens sont cons », ça veut généralement dire « les gens prennent des décisions dont les conséquences sont pires que d'autres décisions », avec un périmètre desdites conséquences généralement plus large que les gens en question (mais pas toujours). Ce qui revient à dire qu'« il serait préférable (dans le périmètre sous-entendu) que d'autres décisions soient prises », et de là il n'y a qu'un pas jusqu'à « il serait préférable que d'autres décisions soient imposées à ces gens ».

Le locuteur ne s'inclut généralement pas dans « les gens », mais qu'il pense à lui-même ou à une autre entité pour effectuer la prise de décision, ça reste l'idée que les choses iraient mieux dans le périmètre sous-entendu en asservissant les gens en question.

À partir de là, il n'y a pas loin pour juger que la perte d'agentivité (mot que je l'utilise dans sens du mot anglais agency) est plus que compensée par l'amélioration générale de la vie dans ce périmètre. Je ne sais pas trop combien de personnes se retiennent de faire ce saut, et je ne suis pas sûre d'aimer le savoir.

Je ne maîtrise pas assez les sciences politiques estimer quel chemin il reste à parcourir entre ce saut et le fascisme, mais avec l'intuition que j'ai de ce concept j'ai l'impression qu'on n'en est pas très loin.

Depuis un certain temps je vois passer pas mal de textes s'inquiétant de la montée du fascisme (encore plus que de textes s'inquiétant de la mauvaise utilisation et de la banalisation de ce mot), et je ne peux que constater la montée parallèle des affirmations du type « les gens sont cons ». Pourrait-il y avoir effectivement une corrélation, voire une connexion dans un graphe causal ?

S'il suffisait d'écarter cette idée des champs mentaux pour contribuer à assainir la situation politique locale, j'encouragerais vivement tout le monde à le faire. Et vu d'ici, c'est une action tellement bon marché, surtout avec les autres bénéfices détaillés plus loin, que je propose de le faire au cas où.

C'est une impasse intellectuelle

Indépendamment des conséquences que peut avoir une vision du monde contenant l'idée « les gens sont cons », le cheminement ci-dessus m'a frappée par le saut entre des actions (des prises de décisions) et une caractéristique intrinsèque des acteurs (la connerie). Ça sent un peu l'erreur fondamentale d'attribution tout ça.

Mais en fait, j'ai l'impression que c'est même pire que ça. Dans les cas que j'ai rencontrés, j'ai très souvent eu l'impression que « les gens sont cons » est utilisé en réponse à une question implicite en pourquoi, soulevée par le constat de décisions considérées comme mauvaises.

Indépendamment de l'éventuelle véracité du constat « les gens sont cons », c'est particulièrement mauvais quand c'est utilisé comme réponse plutôt que comme simple constat. Un peu comme « parce que Dieu le veut », c'est une réponse qui tue la question, et qui empêche de réfléchir en fermant tout le champ intellectuel qui pourrait être exploré en y répondant.

Je pense que pratiquement personne ne s'est retrouvé dans un isoloir en se disant « je suis con, donc je mets ce bulletin dans l'enveloppe » ; il y a même probablement plus de « Dieu le veut, donc je mets ce bulletin dans l'enveloppe ». Les raisons subjectives sont intéressantes, il y a des choses à comprendre et idées intéressantes à construire sur cette compréhension, qu'il y ait ou non dans la connerie (peu importe la définition qu'on en a) dans le processus.

Par exemple, en remplaçant « les gens sont cons » par « tels gens sont aveuglés par leurs émotions », on remplace la fermeture d'une impasse par l'ouverture sur d'autres questions comme « d'où viennent ces émotions ? », « quels escrocs les exploitent ? », « comment permettre aux gens de se défendre ? », « comment éviter que ce terreau fertile n'apparaisse ? », etc.

Ou peut-être que devant les mêmes décisions, « les gens sont cons » sont à remplacer « tels gens ne jugent pas ces décisions comme mauvaises », et on remplace la fermeture d'une impasse par l'ouverture sur d'autres questions comme « quelles sont leurs échelles de valeurs ? », « aurions-nous ignoré des éléments importants dans leur jugement ? », « les alternatives que nous favorisons sont-elles au moins possibles ? », etc.

Il paraît que certaines personnes sont angoissées par des questions, surtout quand il est difficile d'y apporter une réponse satisfaisante. Je ne crois pas avoir déjà vécu ça, mais je peux imaginer le besoin de tuer certaines questions pour préserver sa propre santé mentale. Je ne jugerai personne pour avoir recours à la volonté divine ou à la connerie humaine dans ce cadre ; en revanche je jugerai négativement le fait de se voiler la face et faire passer un de ces dogmes pour un constat.

Et j'invite tous ceux qui n'ont pas besoin de ce dogme à le rejeter, parce que contrairement à d'autres questions angoissantes qui ont des réponses religieuses, il y a vraiment des choses positives à faire en s'appuyant sur les alternatives pertinentes à la connerie humaine généralisée.

C'est un phénomène émergent

Un autre saut mental douteux qui m'a interpelée est le passage de « les gens sont cons » à « chaque humain [du groupe désigné par « les gens »] est con » alors qu'il y a un gouffre entre la prise de décision en groupe et les capacités individuelles de chaque membre de ce groupe.

J'ai pu constater un bon nombre de réflexions « les gens sont cons » devant un constat de mauvaises décisions qui est beaucoup facile pour le locuteur que pour « les gens » dont il est question. Ça peut être parce que le constat est a posteriori, parce que le locuteur a un point de vue extérieur, parce que le groupe est constitué de plusieurs personnes, ou à cause d'autres facteurs que j'oublie, ou souvent une combinaison de plusieurs de ces facteurs.

La coordination du groupe me semble néanmoins un effet à la fois souvent très fort et souvent négligé par les locuteurs.

La communication humaine est notoirement mauvaise, sa faible bande passante oblige à multiplier les sous-entendus et les implicites en se reposant sur des références que l'on suppose partagées. La mécompréhension de ces sous-entendus ou les divergences de références présumées partagées sont à l'origine de tous les malentendus, manipulations, escroqueries, demi-vérités et autres problèmes coordination.

Quiconque a déjà essayé de coordonner un projet entre plusieurs humains a pu le constater directement, et il n'y a que les travailleurs les plus focalisés sur les petites échelles qui nient complètement la valeur apportée par les managers et autres coordinateurs.

Certes, un projet unipersonnel est toujours plus efficace qu'un projet en groupe, justement parce que la communication est instantanée et parfaite entre tous les intervenants, mais ça se limite à ce que peut accomplir une seule personne.

Bref, tout ça pour dire qu'un nombre colossal de mauvaises décisions en groupe sont causées par des imperfections de communication, sans aucune contribution de la connerie (peu importe la définition qu'on en a) individuelle de chaque personne impliquée.

J'imagine qu'on pourrait parler de « connerie de groupe » ou de « connerie institutionnelle » pour désigner ce phénomène émergent, mais sauf contexte particulier j'ai l'impression que la phrase « les gens sont cons » évoque toujours la somme de conneries individuelles, ce qui est à la fois injuste pour les gens concernés et une fausse piste pour les gens qui en parlent.

Donc rien que pour éviter cet écueil il me semble préférable d'abandonner la formulation « les gens sont cons » au profit d'une formulation qui explicite le caractère émergent de la connerie, quitte à la présumer émergente jusqu'à indication forte du contraire, ou au profit d'une formulation qui explicite le caractère individuel lorsqu'on veut vraiment faire passer ce message.

C'est un frein au Progrès

J'ai évoqué dans un commentaire chez David Madore à quel point « je sens de plus en plus l'importance des infrastructures, tant par l'étendue inimaginable de possibilités qu'elles offrent quand elles fonctionnent que par les catastrophes quand elles fonctionnent mal ou plus du tout (peut-être même que moi‐du‐présent dans la situation de moi‐d'il‐y‐a‐vingt‐ans serait plus motivée par les ponts que par l'ENS) » ; et j'en reparlerai probablement encore sur ce site.

J'y parlais d'infrastructures concrètes, comme le réseau électrique et les transports, mais j'éprouve le même émerveillement devant les infrastructures intellectuelles.

L'exemple le plus flagrant me semble être l'écriture. C'est une invention tellement importante qu'elle marque la frontière entre la préhistoire et l'Histoire.

Certains mettent l'imprimerie et les réseaux de télécommunication au même niveau d'importance, mais vu d'ici ce ne sont que des infrastructures qui renforcent l'écriture sans apporter un changement qualitatif aussi majeur que l'écriture elle-même.

Cela dit, même si je trouve ces étapes plus modestes, ça reste des étapes importantes pour l'humanité. Il y a pourtant une autre étape secondaire de l'humanité que je trouve au moins aussi importante que les deux autres, et qui me semble trop souvent oubliée : le lettrisme généralisé.

Avoir quelques sages qui savent écrire, et transmettre ainsi des informations au sein d'une élite intellectuelle, c'est une chose ; avoir une population largement lettrée, ça change la face de la société.

Et comme les autres infrastructures, le lettrisme généralisé ouvre des possibilités incroyables même pour les plus ardents partisans de l'école obligatoire quand elle a été mise en place.

Je suis sûre qu'à cette époque il y avait moult érudits convaincus que les gens sont cons et que leur apprendre à lire et écrire serait un gâchis monumental de ressources, comme donner de la confiture à des cochons.

Je pense qu'on n'est pas encore au bout du développement d'infrastructures intellectuelles. Je ne saurais pas dire aujourd'hui quels outils intellectuels méritent une généralisation et lesquels peuvent rester aux mains de spécialistes, mais je suis sûre que l'humanité bénéficierait colossalement de quelques généralisations (si elle ne s'écroule pas avant).

Et l'idée selon laquelle « les gens sont cons » pousse à renoncer au développement de nouvelles infrastructures intellectuelles, voire à réduire les infrastructures existantes (par exemple en « pivotant » de l'écrit à la vidéo).

Conclusion

Il ne vous aura pas échappé que dans tout ce billet, je n'ai jamais remis en question la véracité de l'affirmation « les gens sont cons ». Ce que désignent les mots « les gens » et « cons » est suffisamment malléable pour rendre cette affirmation vraie dans tout un tas de contextes.

Cette malléabilité est à double tranchant, et on peut aussi facilement se débarrasser de cette affirmation sans forcément plus tirer sur le sens des mots.

Il n'est cependant pas question de véracité ici. Pour prendre un exemple plus flagrant, l'affirmation « les Noirs sont cons » pourrait être factuellement vraie (même si ce serait plus facile avec un autre attribut) et elle n'en serait pas moins raciste ; et on gagnerait à l'éliminer de son champ mental malgré sa véracité.

Ce « les gens ne sont pas cons » que je propose n'est pas un constat factuel. C'est une doctrine. C'est une vision du monde. C'est un cri de ralliement, pour toutes les personnes qui sont prêtes à accepter l'imperfection humaine et agir sur le monde tel qu'il est pour l'améliorer (ou au moins le comprendre).

Et c'est une misanthrope patentée qui vous le dit.

Les gens ne sont pas cons, parce qu'ensemble ils sont capables de choses bien plus merveilleuses que tous les non-cons réunis, même avec le pouvoir.

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  • Publié le 18 avril 2022 à 19h22
  • État de la bête : philosophe
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  • Tag : Société

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