Le bonheur fermier

J'ai récemment rencontré à nouveau un sentiment étrange, alors j'ai saisi l'occasion de l'explorer et le documenter. Et fatalement, j'ai réfléchi dessus, parce que je ne sais pas m'en empêcher (et quand bien même je le saurais, je crois que je ne le voudrais pas), et il me semble avoir trouvé au passage des idées intéressantes.

Les évènements bruts

J'ai une définition assez étroite du mot « ami », et j'ai l'impression que le dévoiement de ce mot sur les espaces numériques a rendu mon concept encore plus strict.

Je considère donc que je n'ai pas beaucoup d'amis, et encore moins de groupes d'amis.

Le groupe d'amis encore actif que je hante depuis le plus longtemps est GCU, ça fait depuis tellement longtemps qu'il y a même encore des traces de drama et de bons moments qui restent dans les archives de ce weblog, avant que j'apprenne à me tenir.

Un membre important de ce groupe est iMil, qui s'est mis au live streaming sur twitch depuis quelque temps. Dans ses derniers streams du mercredi, qui vont encore être disponibles en replay pendant un peu de temps après la publication de cette page, il a fait une rétrospective de GCU.

Habituellement je ne regarde pas de streams, la vidéo ce n'est pas vraiment ma zone de confort, je préfère le texte (et ça m'a un peu rassurée de lire que je ne suis pas la seule), mais pour les amis je fais une exception.

Le craquage

Je m'attendais à ce que cette rétrospective contienne une collection de moments sympa', que j'ai pu vivre directement ou par procuration au travers de la mémoire collective de ce groupe, et que ce serait un très bon moment.

Et c'est bien ce qu'il s'est passé, je suis très contente d'avoir suivi ces vidéos. Je ne peux juger à quel point c'est intéressant pour quelqu'un qui n'a pas de lien affectif avec GCU, parce que l'expérience est trop différence de la mienne, mais moi j'ai beaucoup aimé et j'ai passé un très bon moment.

Il y a juste un tout petit sentiment négatif qui est venu parasiter cette expérience, et je me focalise sur lui non pas pour sa place significative, car elle ne l'est pas du tout, mais pour son côté inattendu.

Et ce sentiment, je l'ai souvent rencontré lors de rétrospectives. Celles qui me reviennent spontanément avaient lieu dans des mariages, mais il a pu y en avoir d'autres.

Ce sentiment, c'est l'impression que ma vie est fade à côté de ce que ces gens ont vécu. Et que c'est ma faute. Que j'ai raté quelque chose.

Il y a évidemment un biais de sélection dans les rétrospectives : on n'y mentionne que les faits les plus marquants, et dans ce genre d'évènements on ne veut que les faits les plus positivement marquants. Une sorte de "best of". Et je sais bien que c'est complètement injuste de comparer le "best of" de quelqu'un d'autre avec son propre quotidien.

Sauf que j'ai tenu compte de ce biais : ce sentiment n'est pas l'impression que mon quotidien, ou ma vie en moyenne, fait pâle figure à côté du "best of" d'iMil ou de la mariée ; c'est plutôt l'impression que mon "best of" est insipide par rapport au leur.

Parce que là, comme ça, dans le temps qu'il me faut pour concevoir, rédiger, et éditer ce billet, je ne trouve pas un seul évènement dans ma vie qui arrive à la cheville de faire un procès à Microsoft, en termes de quantité de joie manifestement ressentie par les participants.

Pourtant au quotidien, choix après choix, j'ai l'impression d'avoir plutôt une bonne vie. Surtout ces jours-ci. Alors qu'est-ce que j'ai pu rater dans ma vie pour arriver à un résultat aussi pathétique ?

J'ai plusieurs fois été accusée de faire dans le misérabilisme, et je ne comprends pas trop comment mes interlocuteurs arrivent à ce genre d'idées. En l'occurrence, cette question m'intéresse surtout pour en tirer une éventuelle rectification de tir pour tirer meilleur parti du temps qu'il me reste en ce monde.

La ferme et la mine

Les évènements étant posés, je vais faire une petite digression conceptuelle sur laquelle je vais m'appuyer ensuite.

Je ne sais plus du tout d'où j'ai sorti cette idée, mais ça me semblait tellement naturel que je croyais que c'était archi-connu, aujourd'hui je ne trouve absolument aucune référence dans mon moteur de recherche préféré.

L'idée générale est qu'il y a deux modèles d'acquisition de ressources : la ferme et la mine.

La ferme, ou l'agriculture en général, correspond à une acquisition lente mais prévisible. On sème des trucs, on fait l'entretien nécessaire, et au bout d'un moment on finit avec plus de trucs, et on peut recommencer. Il y a certes des bonnes récoltes et des mauvaises récoltes, mais la variation entre les unes et les autres n'est pas énorme, surtout par rapport à l'autre modèle.

La mine, ou l'extraction de ressources naturelles en général, correspond à une acquisition rapide mais très aléatoire. On prospecte et on ne trouve rien, on prospecte encore et on ne trouve toujours rien, et on s'accroche à la prospection malgré l'absence complète de résultats, et puis parfois on tombe sur un filon, qu'on épuise plus ou moins rapidement, et il faut ensuite retourner prospecter.

Je ne sais pas trop à quel point ces situations correspondent à l'agriculture et à l'extraction du XXIᵉ siècle, mais au moins par le passé et caricaturalement, je vois assez bien les archétypes qui ont conduit à ces modèles.

Ce que je trouve intéressant, c'est qu'un modèle n'est pas intrinsèquement meilleur que l'autre : la prévisibilité a certes une valeur, mais ça ne dit pas si les gains substantiels du filon suffisent ou non à compenser son imprévisibilité.

En revanche, le manque de prévisibilité ou de régularité aboutit à une gestion complètement différente des ressources, et je trouve que c'est intéressant dans un large éventail de situations d'évaluer si on est en train de faire une ferme ou une mine, et de savoir avec quel modèle on est le plus à l'aise.

J'ai cru que c'était archi-connu parce que je retrouve souvent cette distinction dans les termes dérivés. Par exemple, le bitcoin se mine, parce que la preuve de travail est souvent faite pour rien, comme une prospection infructueuse, et ponctuellement « ça marche » et ça rapporte beaucoup.

À l'inverse les réputations à World of Warcraft se farment, parce qu'elles sont souvent construites en accumulant sur une longue période de temps des petites actions qui rapportent une quantité à peu près fixe de réputation.

Évidemment, ça ne marche pas toujours. Par exemple, encore à World of Warcraft, il y a des gens qui « farment » des objets rares en tuant toujours le même monstre, jusqu'à ce que le hasard fasse que l'objet convoité se trouve dessus, ce qui correspond exactement à ce que j'ai décrit comme « miner ».

La ferme du bonheur

Il se trouve qu'en général dans ma vie, je suis plus à l'aise dans le modèle de la ferme que dans celui de la mine.

Donc presque à chaque fois, je vais chercher une quantité de bonheur prévisible et garantie plutôt qu'aller tenter ma chance pour peut-être avoir, si j'ai de la chance, une quantité inhabituellement grande de bonheur.

Et je suis en paix avec ce choix, je suis comme ça, c'est tout.

Et si on reprend la question des rétrospectives, on peut facilement imaginer que les meilleurs jours des mineurs sont beaucoup plus impressionnants que les meilleurs jours des fermiers. De même que les pires jours des mineurs sont probablement pires que les pires jours des fermiers, et plus nombreux.

J'étais dans la foule autour du stand Microsoft pendant le procès avec GCU, et c'est une occasion qui a beaucoup plus d'éclat et de fun que n'importe quel donjon mythique que je fais avec ma guilde de World of Warcraft. Mais des donjons mythiques, je dois en avoir fait déjà des milliers ; ça a beau ne pas avoir l'intensité d'une parade GCU, c'est un morceau de bonheur sur lequel je peux compter encore et encore et encore, et à la fin l'accumulation ne me semble pas ridicule.

Donc pour revenir à la question conductrice, « qu'est-ce que j'ai raté dans ma vie pour avoir un "best of" aussi insipide ? », la réponse me semble être simplement que j'ai raté des occasions de miner, parce que j'ai préféré m'occuper de ma ferme.

Je ne rendais pas compte en faisant ces choix que ça allait me coûter les rétrospectives intéressantes. Et finalement, je ne regrette toujours pas, sacrifier les rétrospectives pour mon petit champ de bonheur me semble être un petit prix à payer.

Le goût des souvenirs

Il y a quelques années, je ne serais peut-être pas allée plus loin dans ces réflexions. Maintenant que j'ai appris à conduire une moto, j'ai découvert que j'aime ça mais je n'arrive pas à m'en souvenir et ça n'a pas l'air de s'améliorer au fil du temps (et je le répèterai aussi dans le bilan 2021 si je me décide à finir de l'écrire).

Je parle depuis le début de mes rétrospectives insipides, mais il m'a fallu du temps avant de remettre en question leur existence. Et si mon manque de mémoire du plaisir à moto n'était pas limité à cette activité, et touchait aussi mes autres souvenirs ?

Et si les rétrospectives que j'essaye de construire étaient insipides parce que les ingrédients de base sont eux-mêmes insipides, et non pas parce que mon vécu l'est ?

Quand j'essaye de retrouver le meilleur moment de ma vie, je tombe généralement sur la fête surprise qui a été organisée à mon insu pour mes 25 ans, et quand j'essaye de trouver le deuxième meilleur moment je reviens bredouille, incapable de départager une multitude d'ex æquo.

Et en grattant un peu plus, je me rends compte de cette de fête des 25 ans est assez vague émotionnellement, par exemple je ne saurais pas dire quel instant ou quelle période j'ai préféré dans cette journée.

Et maintenant que j'ai la moto pour comparer, je trouve tout à fait possible qu'en fait j'ai peut-être juste mémorisé l'information froide que j'ai beaucoup aimé cette journée, sans mémoriser l'émotion elle-même.

J'en sors donc avec la nette impression que ma mémoire autobiographique est complètement vide d'émotions, positives comme négatives, et que ce fait a été brouillé par une tendance à reconstituer ou ré-éprouver les émotions manquantes, ou à simplement faire sans.

Je ne comprends juste pas très bien comment j'ai pu faire semblant d'être un être humain vaguement opérationnel malgré une telle lacune.

Je me souviens qu'à une époque où je broyais souvent du noir, j'avais lu une théorie selon laquelle les gens « normaux » auraient régulièrement des souvenirs heureux qui leur reviennent en tête, alors que cette fonctionnalité manquerait aux dépressifs. Il y a beaucoup de choses discutables là-dedans, mais j'ai pu constater, et confirmer moult fois depuis, que je n'ai jamais de souvenir positif qui me revient spontanément.

Bref, indépendamment du modèle général de la ferme par rapport à la mine, je trouverais nettement plus d'émotions par empathie avec les gens qui présentent leur rétrospective qu'en allant gratter dans les souvenirs froids qui composent ma propre rétrospective.

Le côté positif de cette conclusion, c'est qu'elle va aussi dans le sens que finalement je n'ai rien raté, et je suis bien comme je suis, en acceptant mes difficultés à faire des rétrospectives comme simplement un autre domaine qui ne fait pas partie de mes points forts naturels.

Conclusion

À chaque fois que j'ai vu passer une rétrospective, j'ai été gênée par l'impression de ne pas en avoir moi-même. Je combats cette gêne en comprenant que mes préférences personnelles sur la façon de vivre ma vie la rend moins propice aux rétrospectives, et qu'une particularité de ma mémoire autobiographique me rend particulièrement mauvaise pour évaluer mes propres rétrospectives.

Maintenant que j'ai trouvé une réalité intéressante derrière la première réponse, je ne peux m'empêcher de me demander s'il n'y aurait pas autre chose d'intéressant derrière la deuxième réponse.

Il faudra cependant attendre la prochaine rétrospective que je rencontre pour vérifier si je peux l'apprécier sans rencontrer cette gêne, ou si cette émotion résiste à ma tentative de déconstruction intellectuelle.

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