Confiance et infrastructures

Bilan 2022

Je me demande parfois si je ne garderais pas quelques habitudes complètement obsolètes. Par exemple, chaque année à la fin du mois de décembre et au début du mois de janvier, je pense au rituel bloguesque de rétrospective, bilan, best-of, projections, et/ou résolutions, éventuellement mâtiné de statistiques ; alors que c'est peut-être un exercice désuet depuis des années.

C'est d'autant plus idiot que je sais depuis longtemps que cet exercice ne me convient pas, mon état d'esprit s'y prête mal, je le fais mal et je n'ai aucune envie de progresser. Alors pourquoi est-ce que comme (au moins) début 2018, fin 2019, et à l'an I de l'ère Covid, je m'en plains avant de passer à autre chose ?

C'est un mystère…

En tout cas, le prolongement des réflexions sur la place du vélo dans ma vie m'a amené au contenu du présent billet, et à la constatation d'une évolution personnelle au cours de l'année 2022, dans la construction des idées autour des infrastructures.

La prise de conscience

Dans la première moitié de 2022, j'ai enfin mis en mots l'importance que toutes les infrastructures ont à mes yeux, d'abord chez David Madore puis au passage dans des billets sur d'autres thèmes comme la technologie, la connerie humaine, l'écologie, ou le cyclisme.

Un bref résumé pour ceux qui n'ont pas envie de se perdre dans une rétrospective de liens est que les infrastructures sont la pierre angulaire de ce que considère comme le Progrès de l'humanité.

Les infrastructures majeures, passées ou présentes, m'ont donné l'impression d'être toutes des gros investissements dans des technologies qui avaient l'air d'être prometteuses sur le coup, mais sans se rendre vraiment compte de l'étendue de leurs conséquences.

L'exemple que j'aime beaucoup est le GPS, dont on imaginait probablement les retombées militaires et maritimes, mais qui s'est révélé révolutionnaire une fois combiné avec l'électronique grand public, des cartes numériques faciles d'accès, et des algorithmes de routage.

Il y a plein d'autres exemples, comme le réseau électrique qui est devenu indispensables à notre société moderne, le réseau routier qui a formé l'urbanisme contemporain, les télécommunications qui ont plus changé le quotidien sur les vingt dernières années que toutes les autres classes de technologies, etc.

L'importance de la confiance

Pour fonctionner correctement, les infrastructures n'ont pas seulement besoin d'être de bonne qualité, mais aussi d'être dignes de confiance.

C'est une bête application du théorème de Thomas : on va se reposer sur une infrastructure dans laquelle on a confiance, c'est-à-dire en fonction de sa qualité perçue et non pas de sa qualité réelle.

Par exemple, si personne n'a confiance dans la présence de routes carrossables, tout le monde va utiliser des véhicules tout-terrain, et ces routes ne sont au mieux qu'une amélioration de confort lorsqu'on renonce à couper à travers champs.

De la même façon, si personne n'a confiance dans la disponibilité du GPS et sa précision, les compétences personnelles que sont le sens de l'orientation et l'intuition de la géographie locale ne tomberaient pas en désuétude.

Autre exemple, cette fois plus dramatique, j'ai été confrontée à beaucoup d'histoires de créateurs inféodés à une plateforme, qui en font leur principale source de revenus, et qui perdent tout lorsque la plateforme leur fait défaut, que ce soit parce que leur compte se fait pirater, la police automatique du droit d'auteur les accuse, ou pour tout autre raison.

Je n'ai pas d'exemple à proposer, parce que mes souvenirs sont surtout des témoignages sur YouTube diffusés par mon compagnon, venant de créateurs qui ne m'ont pas marquée.

Je réagis à ces histoires avec sympathie, mais je ne peux m'empêcher de remarquer qu'ils ont fait le choix de donner assez de confiance à la plateforme pour lui confier tous leurs moyens de subsistance, alors que je suis moi-même très loin de ce niveau de confiance.

D'un autre côté, je ne place peut-être pas mieux ma confiance, car ma vie telle qu'elle est aujourd'hui dépend d'infrastructures dont un dysfonctionnement me mettrait dans une situation pas plus enviable que ces créateurs, et je ne suis pas sûre de vouloir vérifier qu'elles méritent bien le niveau de confiance correspondant à leur pouvoir de nuisance.

En premier lieu ma banque, qui détient presque tout mon argent ; mais aussi le propriétaire de mon appartement, qui pourrait me mettre à la rue, les forces de l'ordre, qui pourraient me suspecter de n'importe quoi. Il y a certes en France une infrastructure judiciaire est censée remédier aux abus, mais le temps qu'elle se mette en branle ma vie peut être durablement pourrie par ces abus.

Ce sont certes des infrastructures mieux étables que les plateformes numériques, mais je ne suis pas sûre que les histoires d'horreur de familles expulsées à torts ou d'erreurs judiciaires soient moins nombreuses ou moins horribles que les histoires de pauvres youtubeurs déplatformés.

La crise de confiance

Il arrive souvent que l'on remarque l'importance de quelque chose lorsqu'on le perd, et j'ai l'impression que c'est particulièrement le cas pour les infrastructures, que l'on tient pour acquises jusqu'à ce qu'un défaut démontre l'étendue insoupçonnée des choses qui en dépendent.

En ce qui me concerne, j'ai découvert l'importance de la confiance dans les infrastructures lorsque je l'ai progressivement perdue, au cours de la deuxième moitié de 2022.

J'avais prévenu au début de mon billet sur la place du vélo dans ma vie que c'était un effort de préservation d'un point de vue en train d'évoluer ; et j'y parlais du choix de mon éventuel futur vélo en fonction de ma confiance dans les transports en commun. Cette confiance était déjà en train de s'effriter, et je n'imagine pas d'amélioration avant les prochaines élections. J'imagine que mon ochlophobie me rend plus sensible à la situation des transports en commun, donc j'ai été un peu surprise par la grogne des usagers « normaux », mais aujourd'hui ces infrastructures sont pour moi un plan C, à n'envisager qu'après avoir sérieusement évalué le renoncement au déplacement.

Les journaux ont bien martelé les difficultés du réseau électrique français, avec la possibilité de coupures de courant. Même si ces coupures programmées n'ont pas lieu, même si je suis probablement dans une zone privilégiée pour laquelle la coupure n'est même pas envisagée, et même si les coupures programmées ne sont pas pires à l'échelle individuelles que les coupures accidentelles, ma confiance dans le réseau électrique s'en trouve sévèrement diminuée.

Le système de santé fait partie des infrastructures très importantes à mes yeux, et c'était logique qu'il soit tendu par un évènement exceptionnel comme la Grande Pandémie, au point de ne pas avoir l'impression de pouvoir compter sur lui pour me ramasser si je tombais en moto en 2020. Aujourd'hui cette maladie n'est plus aussi exceptionnelle, et le système de santé a l'air toujours aussi tendu, et ça a entamé ma confiance à long terme envers ce système. Sera-t-il là pour moi quand j'en aurai vraiment besoin, ou sera-t-il aussi inutile que lorsque j'ai été renversée par une voiture ?

L'instruction universelle fait partie de ce que j'avais appelé les infrastructures intellectuelles, et c'est à mon avis une infrastructure bien plus importante que le réseau électrique. Je suis dans une phase de ma vie plutôt éloignée de l'Éducation Nationale, mais les échos que j'en ai sont du même acabit que pour le système de santé et la production électrique. Si j'avais la responsabilité d'être humains en devenir (ne me faites jamais ça, c'est une erreur monumentale !) je me poserais sérieusement la question des alternatives.

Le système judiciaire me semble aussi être un élément fondamental d'une société saine, là encore j'ai la chance de ne pas en avoir besoin, mais j'en ai les mêmes échos que le système de santé et l'éducation, et je m'attends à être dans une m*rde noire le jour où j'en aurai besoin.

Il y a le sujet des retraites qui devrait bientôt revenir dans l'agenda politique, et là ça fait depuis très longtemps que je n'ai plus aucune confiance. Ça fait plus de dix ans que je dis des choses comme « je suis dans la génération qui se battra pour descendre l'âge de la retraite à quatre-vingt-dix ans », et ce n'est qu'à moitié une plaisanterie. Je m'attends sérieusement à arriver à la mort ou l'invalidité avant la retraite.

Je vais arrêter là l'énumération, même si je suis à peu près sûre que pendant la conception de ce billet plusieurs autres exemples m'étaient passés par la tête.

Le déclin

Compter sur ses propres forces et lutter avec endurance

Mao Zedong

Je ne saurais honnêtement pas dire si ces pertes de confiances sont justifiées, ou je suis trop pessimiste, ou si j'étais simplement trop optimiste avant.

Ce qui me gêne particulièrement dans tout ça, c'est de partager le diagnostique des tenants du déclinisme, alors que j'avais pourtant l'impression de me tenir loin de ce courant qui me semble malsain.

D'un côté, je me dis que c'est une bonne chose d'éviter l'excès de confiance, parce qu'il suffit souvent d'un petit peu de préparation pour s'en sortir beaucoup moins mal dans les catastrophes. Je crois que j'ai toujours eu une forme de cet esprit mi-adversarial mi-prepper, et je n'ai pas eu l'impression d'en souffrir.

D'un autre côté, comme expliqué plus haut, le manque de confiance dans les infrastructures empêche de construire de jolies choses dessus, et c'est autant un frein au Progrès que penser que les gens sont cons, et je m'en voudrais d'y contribuer.

Idéalement, je pense qu'il faudrait réparer toutes ces infrastructures, et trouver un moyen de réparer aussi la confiance. C'est d'ailleurs la seule conclusion politique raisonnable que je tire, mais à l'échelle individuelle, je ne sais pas trop quoi faire.

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  • Publié le 30 décembre 2022 à 21h37
  • État de la bête : inquiète pour demain
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  • Tag : Réflexion

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